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Adama Traoré : l’enquête enlisée dans les expertises

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Vendredi, 10 juillet 2020

Adama Traoré : l’enquête enlisée dans les expertises

Les rapports médicaux à l’initiative de l’instruction et de la famille se contredisent sur le rôle du plaquage ventral commis par les gendarmes dans la mort du jeune homme.

Bientôt quatre ans et toujours le flou. Depuis la mort d’Adama Traoré, à 24 ans, en juillet 2016, lors de son interpellation par la gendarmerie à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), les actes d’enquête et les hypothèses médicales se sont succédé, sans parvenir à lever les doutes. Une information judiciaire pour «violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, par une personne dépositaire de l’autorité publique» est toujours en cours. L’an dernier, les juges d’instruction s’apprêtaient à clôturer les investigations sans aucune mise en examen et s’orientaient vers un non-lieu après la remise d’un premier rapport médical de synthèse qui exonérait alors les gendarmes. Mais une nouvelle expertise, réalisée hors procédure à la demande de la famille d’Adama Traoré, venait contredire ces conclusions et pointait la technique d’interpellation - le plaquage ventral - comme cause possible de la mort. Décryptage d’une enquête hors norme, ciment du mouvement contre les violences policières en France.

«A trois dessus»

Le 19 juillet 2016, vers 17 heures, un équipage de la gendarmerie de L’Isle-Adam intervient à Beaumont-sur-Oise. Adama Traoré et son grand frère Bagui sont ensemble près de la mairie. Les forces de l’ordre veulent alors interpeller l’aîné dans le cadre d’une enquête pour «extorsion de fonds». Bien qu’il ne soit pas visé, Adama tente d’échapper au contrôle en courant. Rattrapé, il réussit tout de même à s’enfuir avec une menotte au poignet. Une seconde patrouille est orientée par un riverain, qui leur explique qu’Adama Traoré a frappé à son domicile et qu’il lui a ouvert la porte de son appartement. Il assurera plus tard aux enquêteurs que le jeune homme était «essoufflé» et «n’arrivait pas à parler». Mais n’apporte pas de précision sur l’arrestation : il n’y a pas assisté directement.

La suite repose sur la version des agents. Les trois gendarmes entrent dans le logement situé au rez-de-chaussée et se dirigent vers le salon. Ils voient Adama Traoré «enroulé dans un drap». Les gendarmes livrent aux enquêteurs un élément important. Pour l’interpeller, ils utilisent une technique d’immobilisation appelée plaquage ventral, interdite dans plusieurs pays et dénoncée en France pour sa dangerosité, comme ce fut à nouveau le cas lors de l’arrestation fatale du coursier Cédric Chouviat le 3 janvier à Paris. «Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues, indique l’agent le plus expérimenté des trois. Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser mais il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation.» Un autre confirme : «On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser.»

L’un des gendarmes précise qu’Adama Traoré n’opposait pas de résistance, alors qu’un autre décrit au contraire une scène beaucoup plus agitée, où le jeune homme se «débattait». Adama Traoré est menotté et dit qu’il «a du mal à respirer». Il est emmené dans la voiture des gendarmes. A 17 h 34, les agents préviennent sur les ondes que l’interpellation est terminée et le conduisent à la gendarmerie de Persan. A leur arrivée, quelques minutes plus tard, Adama Traoré est inconscient. Sa mort est constatée par le Samu une heure plus tard. La suite est une bataille d’expertises médicales. Le dossier judiciaire en compte huit à ce jour.

La première année d’enquête, deux autopsies et deux rapports anatomopathologiques (étude des organes et des tissus) sont réalisés. Le parquet de Pontoise déclare alors, lors d’une première prise de parole, qu’Adama Traoré est mort «à la suite d’un malaise». Le 21 juillet, les résultats de la première autopsie arrivent. Le procureur affirme que le jeune homme souffrait d’une «infection très grave touchant plusieurs organes». Pourtant, en accédant au dossier, la famille apprend que l’examen fait seulement mention «de lésions d’allure infectieuse» et évoque également un «syndrome asphyxique» comme l’une des causes de la mort. Un élément passé sous silence par le parquet.

Les deux rapports anatomopathologiques apportent, eux, des précisions sur l’état médical antérieur d’Adama Traoré, mais ne permettent pas d’éclaircir avec certitude les causes de la mort. Le premier examen, daté du 8 septembre 2016, retient la «présence de lésions cardiaques pouvant correspondre à une cardiomyopathie hypertrophique débutante, exposant M. Traoré au risque de mort subite»Mais une première contre-expertise, réalisée le 22 juin 2017, note que cette hypothèse «ne peut être retenue avec certitude». Les deux s’accordent sur une potentielle maladie du sang, la drépanocytose, mais diffèrent sur son incidence. Le premier rapport retient qu’une crise drépanocytaire pouvait «avoir contribué au décès». La seconde expertise estime que ce «n’est pas une cause mais une conséquence» du syndrome asphyxique.

«Spéculations théoriques»

Un premier rapport médical de synthèse est alors ordonné pour lever les doutes. Datée de septembre 2018, cette expertise collégiale, qui s’appuie sur les examens réalisés précédemment, est catégorique. Les médecins affirment que la mort d’Adama Traoré résulte de «l’évolution naturelle d’un état antérieur» et que la «compression thoracique […] n’a pas eu de rôle dans la survenue du décès». Les experts retiennent dans leur analyse l’effort «intense» d’Adama Traoré pour échapper à son interpellation et la description faite de son état par le témoin qui l’a accueilli chez lui. La famille et leur avocat, Yassine Bouzrou, contestent cette analyse et demandent à un autre collège d’experts de livrer une contre-expertise privée. Réalisée par quatre professeurs d’hôpitaux parisiens, elle relance l’affaire. Car elle balaie les conclusions de leurs confrères, qualifiées de «spéculations théoriques» et rouvre l’hypothèse de «l’asphyxie positionnelle ou mécanique». Résultat des circonstances de l’interpellation par les gendarmes.

Les juges n’acceptent pas d’accorder à cette expertise privée une valeur probante et ordonnent, le 10 avril 2019, un nouveau rapport médical… qui conclut, le 29 mai dernier, qu’«Adama Traoré n’est pas décédé d’asphyxie positionnelle, mais d’un œdème cardiogénique». En retour, la famille commande une nouvelle expertise médicale privée qui, dévoilée ce 2 juin par le Parisien, s’accorde sur un œdème. Mais qu’elle attribue «à une asphyxie positionnelle induite par le plaquage ventral». Une nouvelle impasse.

Liberation