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À toi qui rentres malgré tout au Liban cet été

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Lundi, 19 juillet 2021

À toi qui rentres malgré tout au Liban cet été

Tous les ans, de très nombreux Libanais expatriés, notamment des étudiants, reviennent passer l’été au pays. Mais cette année, avec la crise, leur pays a changé de visage. L’Orient-Le Jour décrit les sentiments particuliers qui les traversent.

Il n’y a plus qu’une tranche de kebbé dans ton congélateur, un fond de bouteille d’arak baladi [eau-de-vie] qui traîne sur le comptoir de ta cuisine. Du Liban, c’est tout ce qu’il te reste. Tu as épuisé l’intégralité du stock de mana’iche [galettes de pain], de café Najjar, de zaatar [thym], de mloukhié [un plat à base de feuilles de corète potagère] et de feuilles de vigne farcies congelées dont ta mère avait rempli ta valise. C’était juillet dernier. Depuis, tu n’es plus revenu.

Tu as le teint blafard des habitants des grandes villes. Tu es constamment crevé, écrasé par l’engrenage du métro-boulot-dodo. Voilà des mois que ta peau n’a pris aucune couleur, qu’elle cherche entre deux nuages, sans la trouver, sans pouvoir la nommer, la lumière hélas indescriptible du soleil de Beyrouth. Mais tu as tout ce qu’il te faut, le courant électrique dans ton appartement, des transports publics et du fuel à n’en plus finir si te vient l’envie de t’évader ; un emploi qui te rapporte de l’“argent vrai” dans un “vrai compte bancaire”. Tu as des droits, une sécurité sociale, des médicaments remboursés par l’État et en tout cas l’ennuyeuse stabilité d’un quotidien “normal”.

Pourtant, il y a quelque chose qui te brûle, qui te manque, et te serre à la fois le cœur et l’estomac. Tu sais que c’est le moment pour toi de rentrer. Le sentiment qui précède tes vacances de Noël ou d’été au Liban, ce mélange d’euphorie et d’appréhension, tu le connais bien. Mais cette fois-ci, tu en es parfaitement conscient, c’est différent.

“Ni électricité, ni fuel, ni médicaments, ni lait, ni rien”

Cette fois, “c’est un autre pays”, t’ont écrit tes amis qui s’y sont aventurés avant toi et les autres qui ont trouvé toutes les bonnes raisons de ne pas y aller cet été. Tu vas faire quoi exactement ? Il n’y a ni électricité, ni fuel, ni médicaments, ni lait, ni rien.” Ils t’ont montré des photos et des vidéos qui t’ont fait peur et t’ont fait chialer dans ton petit studio. Avec une infinie tristesse dans la voix, parfois même du dégoût, ils se sont accordés à te répéter : Ils ont pris le pays. C’est fini.”

Sauf que ta mine est blême, il ne te reste plus qu’une tranche de kebbé au congélateur et le Liban te manque. Tu t’en veux, mais c’est comme ça, tu ne cherches plus à comprendre ce sentiment, cette poisse peut-être, qui te colle à la peau, et, malgré tout, tu vas rentrer. À la différence que, pour la première fois de ta vie, tu as peur de ce qui t’attend de l’autre côté de cet avion où tu embarqueras bientôt. Tu ne fermes plus l’œil de la nuit car tu la passes à te demander quel est cet autre pays qui a remplacé, en un an à peine, celui que tu connaissais par cœur et où tu as laissé un morceau de toi, tes souvenirs, ton enfance.

Peut-on être nostalgique d’un lieu qui n’existe plus ? Et à quoi ressemble-t-il en vrai, ce pays apparu sur les ruines de ton pays ? Quel est son visage, son énergie, sa lumière, ses bruits, son odeur, et est-ce qu’il vaut la peine que tu continues de l’aimer ?

Toute la journée, tu te demandes à quel stade de sa maladie il se trouve et quelle sera l’ampleur des dégâts. Les dommages qui se voient dans l’obscurité des rues de Beyrouth, sur ses murs et ses façades, aux portes des banques et des hôpitaux, dans les files aux stations-service, le long des rayons vides des supermarchés et des pharmacies. Et les autres, les plus redoutables et les plus sournois, qu’il te faudra deviner avec des épaules en berne, un regard effacé, un visage sans vie, l’intonation d’une voix cassée. D’ailleurs, les reconnaîtras-tu, les gens de cet autre pays, qui ne sont pourtant que ta mère, ta famille, tes proches, tes amis et tes voisins ?

S’armer comme on peut

Dans ton studio, tu penses à tout cela et tu as peur. Et en attendant, comme le ferait un soldat avant d’aller à la guerre, tu t’armes du mieux que tu peux. Pour les gens de cet autre pays malade, tu as prévu des médicaments, du Doliprane pour les migraines de ta mère, des pilules pour la tension artérielle de ton voisin, des cachetons introuvables au Liban qu’une voix a demandés en pleurant sur un groupe WhatsApp d’expats, et de la mélatonine pour apaiser les nuits de ta tante, qui ne dort plus, quand ils me coupent le moteur et que ma chambre devient un four”, t’a-t-elle dit, épuisée, d’un ton éteint que tu ne lui connaissais pas. Puis tu as regardé les rayons de ton Monoprix de quartier, pleins à craquer, et tu n’as pas su quoi prendre aux gens de cet autre pays privé et vidé de tout. Du chocolat à tartiner peut-être, du café instantané, des serviettes hygiéniques, des couches et du lait pour bébé, on ne sait jamais. L’idée de chercher des bidons de fuel t’a même effleuré l’esprit.

Et même si tu as rempli trois valises pour les prisonniers de ton pays disparu, tu sais qu’aucun de ces produits ne pourra rapiécer leurs cœurs brisés.

Ni le tien d’ailleurs. Ce cœur brisé que tu traîneras dans le hall de l’aéroport et où ton regard d’enfant perdu croisera celui d’autres expats qui, comme toi, rentrent avec cette foutue peur au ventre. Une fois que le pilote aura annoncé l’atterrissage, comme à chaque fois, tu te colleras au hublot en te demandant ce qui t’attend derrière.

Je pourrais te dire qu’il y a les bras de ta mère qui est allée chez le coiffeur et s’est habillée pour toi, pour l’occasion, et s’est débrouillée pour arriver à l’aéroport malgré l’essence qui manque. Je pourrais te dire qu’il y a ta chambre où t’attendent tes souvenirs d’enfance, intacts, intouchés. Je pourrais te dire qu’il y a, malgré la crise, des plats qui se cuisinent pour toi, de la mloukhié, des feuilles de vigne farcies. Je pourrais te dire qu’il y a ce mûrier qui continue de porter ses fruits, tu sais, celui que ton grand-père a planté le jour de ta naissance. Je pourrais te dire qu’il y a encore des bars et des restaurants qui tiennent le coup au milieu de cette tempête. Je pourrais te dire qu’il y a encore des montagnes épargnées et des plages oubliées, leur bleu reconnaissable entre mille, et où tu retrouveras la saveur de tes étés, une bière, des cacahuètes, des carottes et les rires chauds de tes amis. Je pourrais te dire qu’il y a encore cette lumière inexplicable que tu cherches à travers les nuages de Paris.

Mais cette fois, je ne vais pas te mentir, tu connais la réponse. Cette année, c’est différent, ce ne sont pas les vacances comme tu les as connues. Ce qui t’attend, oui, c’est un autre pays. Un pays de cœurs brisés, comme je l’écrivais ici il y a quelques semaines. Et ce n’est que ton retour, rien que ça, qui réussira à les consoler.

Aprnews avec Reveil.courrierinternational