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Le Nigeria fatigué des violences policières

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Mercredi, 21 octobre 2020

Le Nigeria fatigué des violences policières

Depuis deux semaines, le pays est secoué par les manifestations de jeunes protestant contre la brutalité policière. La méthode Buhari semble à bout de souffle.

Le gouvernement du président Muhammadu Buhari a beau proposer de supprimer la SARS, l'unité de police très controversée, pour trouver une issue à la crise, il y a peu de chances que cela suffise. Les manifestants restent mobilisés à Lagos, Abuja, Ughelli, Ogbomosho et dans les 21 États du pays. Fait inédit, nombreux sont ceux qui osent désormais réclamer la démission du chef de l'État.

Beaucoup d'observateurs se demandent jusqu'où peut aller ce mouvement de contestation essentiellement porté par la jeunesse du sud du pays et les femmes.

Le mécontentement ne date pas d'hier. Les violences policières sont légion au Nigeria. En 2014 Amnesty International avait publié un rapport, au titre évocateur « Bienvenue dans l'enfer ».

Des manifestants nigerians mobilises contre les violences policieres ont paralyse la ville de Lagos, lundi 19 octobre 2020, bloquant l'aeroport a Ikeja.<br />

Deux ans plus tard, l'organisation publiait cette fois une radioscopie de cette brigade spéciale de lutte contre les vols qualifiés (SARS). Amnesty International a documenté au moins 82 cas de torture, de mauvais traitements et d'exécutions extrajudiciaires entre janvier 2017 et mai 2020 – les victimes principalement des hommes âgés de 18 à 35 ans. 

La SARS existe depuis 1984, initialement pour lutter contre les vols à main armée, aujourd'hui, cette unité est surtout accusée de violations des droits humains, de corruption, de torture, d'arrestations et d'exécutions extrajudiciaires. Le hashtag #EndSars a été utilisé pour la première fois en 2017 lorsque, déjà, des vidéos d'abus présumés étaient devenues virales.

Si la mobilisation actuelle a commencé par prendre un tour plus classique – avec des marches, des chants joyeux, des danses –, elle est d'une tout autre ampleur ces derniers jours.

#EndSARS : le cri de la jeunesse nigériane

Tout a commencé le 3 octobre, par la diffusion d'une vidéo sur les réseaux sociaux, montrant des policiers présumés du SARS abattre un homme à Ughelli, dans l'État du Delta (Sud). La vidéo est devenu virale dans le pays de 200 millions d'habitants, le plus peuplé d'Afrique, suscitant le témoignage de milliers d'internautes sur les violences policières dont leurs proches ou eux-mêmes sont victimes.

« Depuis des années, la jeunesse nigériane se mobilise contre cette unité de police », souligne Bulama Bukarti, du think-tank Center for strategic and international studies (CSIS). Mais « cette vidéo a touché des milliers de personnes et conduit les jeunes à descendre en masse dans les rues », ajoute-t-il.

En quelques jours, le hashatg #EndSARS (en finir avec la SARS) devient l'un des plus partagés au monde sur Twitter, aidé par le soutien de plusieurs personnalités de la musique nigériane, comme Davido et Wizkid, aux millions d'abonnés sur les réseaux sociaux.

Le soutien de ces superstars du continent et au sein de la diaspora africaine donne aussitôt une puissante visibilité au mouvement.

Les premières marches sont d'abord dispersées violemment par les forces de l'ordre. Au moins dix personnes sont tuées et des centaines d'autres blessées, selon Amnesty International. Les violences alimentent encore un peu plus la fronde.

Le 11 octobre marque un tournant dans la contestation : les manifestants sont de plus en plus nombreux à l'intérieur du pays, et plusieurs rassemblements sont organisés par la diaspora, notamment à Londres. « La participation de la diaspora a eu un impact immense, les politiciens nigérians craignant qu'une image négative ne soit véhiculée en dehors du pays », selon Bulama Bukarti.

Premier producteur de pétrole en Afrique, le Nigeria est très dépendant des investissements étrangers, et son économie, qui se prépare à entrer en récession, a besoin des bailleurs internationaux.

Après les stars nigérianes, le mouvement bénéficie de soutiens internationaux : les stars américaines CardiB ou Kanye West, le champion du monde de football Kylian Mbappé et même le PDG de Twitter Jack Dorsey s'engagent à leurs côtés sur les réseaux.

Colère et frustration contre des dirigeants déconnectés

Face à la contestation, le président Muhammadu Buhari annonce le 11 octobre au soir la dissolution de la SARS. Son gouvernement promet une réforme de la police, annonce la création de la SWAT, une nouvelle brigade qu'elle veut « éthique » et en accord avec « les désirs des citoyens », et assure que les agents accusés de violences seront poursuivis en justice. Les manifestants arrêtés sont également libérés.

Mais ces annonces ne calment pas les manifestants, toujours plus nombreux. En première ligne, les femmes. Ce sont elles qui organisent, qui vont collecter des fonds, et surtout élaborer des stratégies pour faire durer le mouvement. Nombreuses sont celles qui préfèrent être loin des feux de la rampe, d'autres en revanche assument un rôle plus visible. « Les Nigérians sont sceptiques face à la promesse gouvernementale de mettre fin aux abus policiers, alors que leurs précédentes promesses de réformer la SARS n'avaient été que de vaines paroles », selon le directeur d'Amnesty International au Nigeria, Osai Ojigho.

Ce conflit social est également le symbole de la fracture générationnelle d'une jeunesse du sud du pays qui ne se retrouve pas dans ses dirigeants. Muhammadu Buhari, 77 ans et musulman conservateur, est à la tête d'un pays dont plus de la moitié de ses 200 millions d'habitants ont moins de 30 ans, et dont l'âge médian est de 18 ans.

À quand la fin de la corruption et de la mal-gouvernance

Les manifestants appellent à une réforme structurelle de la police, et réclament, étonnamment, l'augmentation des salaires des policiers. Au Nigeria, « les officiers supérieurs sont connus pour maintenir une pyramide de corruption perverse qui exige que les agents de base soient mal payés et transfèrent les pots-de-vin extorqués aux citoyens en haut de la chaîne de commandement », selon Leena Koni Hoffmann, du think-tank britannique Chatham House.

Une partie des manifestants ont aussi élargi leurs revendications, et réclament plus de liberté et des avancées sociales dans ce pays qui compte le plus grand nombre de personnes vivant dans l'extrême pauvreté au monde et où le taux de chômage des jeunes est massif. « Les manifestations ont fait boule de neige et sont devenues un exutoire de colère et de frustrations latentes », selon Mme Hoffmann.

Dans les cortèges, les jeunes réclamaient jeudi une hausse des salaires, plus d'emploi, la fin des coupures d'électricité, la suppression de la censure et une meilleure représentation de la jeunesse sur la scène politique.

Conséquence, ce mardi, de violents incidents ont éclaté en marge des manifestations, notamment à Lagos où un couvre-feu de 24 heures a été imposé. « Les manifestations pacifiques ont dégénéré en un monstre qui menace le bien-être de notre société (…) j'impose un couvre-feu de 24 heures dans tout l'État à partir de 16 heures aujourd'hui », a déclaré mardi midi le gouverneur de l'État de Lagos, Babajide Sanwo-Olu, sur Twitter.

L'immense capitale économique, Lagos, peuplée de 20 millions d'habitants, était totalement paralysée depuis le matin, ses principales routes bloquées, et les écoles fermées par les autorités la veille.

Plusieurs barrages étaient érigés sur les axes reliant les îles de Lagos au reste de la ville par des bandes de jeunes très énervés qui empêchaient les voitures de passer, a constaté un journaliste de l'AFP. Aucune pancarte du mouvement pacifique, débuté il y a onze jours dans les grandes villes du sud du pays, n'était brandie à ces barrages.

Dans le centre de la ville, un poste de police a été incendié dans la matinée à Orile Iganmu, selon plusieurs manifestants joints par l'AFP, qui imputent la responsabilité de l'incendie à des casseurs. Plusieurs coups de feu ont été tirés, selon ces sources.

Des échauffourées ont également éclaté dans la capitale fédérale Abuja, où la police a été déployée, a constaté un journaliste de l'AFP. Plusieurs maisons ont été incendiées, une épaisse fumée noire s'élevait au-dessus de la ville.

La veille, trois personnes étaient décédées et plusieurs voitures avaient été incendiées, selon le porte-parole de la police de la ville à l'AFP, Mariam Yusuf. Des dizaines d'hommes armés de machettes et de couteaux avaient attaqué les manifestants, selon Amnesty International et des témoins. Depuis le début de la contestation, au moins 18 personnes, dont deux policiers, sont décédées, selon l'organisation internationale et la police. Les jeunes prévoient de poursuivre ce mouvement inédit quitte à durcir le ton.

Le point Afrique