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La muse de la chanson Française Juliette Greco quitte définitivement la scène

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Jeudi, 24 septembre 2020

La muse de la chanson Française Juliette Greco quitte définitivement la scène

Chanteuse et actrice, Juliette Gréco est morte le 23 septembre, à Ramatuelle (Var), à 93 ans. Elle fut la muse du Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre et l’interprète inoubliable de Brel, Gainsbourg, Vian, Roda-Gil, Miossec ou Biolay…

Qu’avons-nous donc tant aimé chez Gréco pour que sa disparition nous atteigne autant ? Sa voix, son élégance, sa force et ses mains, sûrement, qui volaient, virevoltaient !

Juliette enfant s’était-elle peut-être ainsi rêvée, longue et forte dans un fourreau noir, les mains aériennes, habillant J’arrive (Jacques Brel/Gérard Jouannest) d’une aura de peines lumineuses et de déclarations d’injustice – la mort, suprême incompréhension. S’était-elle vue badinant sur un texte hallucinatoire d’Etienne Roda-Gil mis en musique par le Brésilien Caetano Veloso, Mickey travaille, ou sur Jolie môme, de Léo Ferré ? Avait-elle imaginé incarner à ce point, dans le monde entier, une France résistante et cultivée ?

Nous aimions Gréco avec tous ses « défauts », ses trous de mémoire, son trac et son art : « Cette femme est faillible, et faillible par courage, alors qu’il serait si simple de figer pour toujours son interprétation de Paris Canaille et de repasser chaque soir sur ses marques », a écrit le critique Bertrand Dicale dans une biographie très justement intitulée Juliette Gréco, Les Vies d’une chanteuse (éd. Jean-Claude Lattès, 2001).

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Les intenses appétits et la curiosité insondable de cette interprète identifiée à la liberté française lui ont à jamais laissé sa place de muse de Saint-Germain-des-Prés, mythe de la modernité, de la liberté de l’après-guerre toujours planétairement vivace. « Gréco rose noire des préaux. De l’école des enfants pas sages », selon le poète Raymond Queneau.

« La Gréco », est morte le 23 septembre, à Ramatuelle (Var). Elle était âgée de 93 ans. Juliette Gréco disait, en 2008 : « Pour résister à l’approche de la fin, il faut aimer ce qu’on fait, à la folie, aimer son métier comme je l’aime moi, c’est-à-dire de façon démesurée, hors normes, en allant chanter aussi dans des petites salles de banlieue en matinée et savourer qu’un jeune homme ait dit à la fin du tour de chant : “Elle est bonne, hein, Gréco !” »

Rapports chaotiques avec sa mère

Les vies de Juliette Gréco avaient commencé le 7 février 1927 à Montpellier (Hérault). Enfant solitaire et taciturne, elle vit des rapports chaotiques avec sa mère. Le père, Corse et commissaire de police, est parti. Leur première fille s’appelle Charlotte, comme la grand-mère maternelle, la seconde, Juliette, comme sa mère. « Quelle imagination ! », commente Juliette (la fille) à propos de Juliette (la mère). Femme de gauche, anticonformiste viscérale, elle est l’« amie de cœur » du critique d’art Elie Faure, puis la compagne d’Antoinette Soulas, elle-même mère de deux enfants.

Un temps installées rue de Seine à Paris avec leur mère, les deux enfants sont ensuite confiées à leur grand-père. « J’ai un vieux fond révolutionnaire solide, constant, confiait la chanteuse. Mon grand-père Jules était compagnon, donc sans doute franc-maçon. Il portait des bottines, et j’adorais les lui délacer le soir. Il mettait sa main sur ma tête, comme cela [elle fait le geste], légèrement. C’était un homme de bien, architecte à Bordeaux. Il pensait encore qu’un ouvrier était une personne d’importance, ce que l’on apprend dans la magnifique école du compagnonnage… J’ai toujours entendu des propos républicains dans mon enfance. Mais, à l’âge de 3 ans, j’ai assisté à une scène terrible, ahurissante : ma grand-mère a mis à la porte une domestique, et avant qu’elle quitte son service, déjà avec sa robe de voyage, sa valise, elle lui a fait laver les marches du perron, et j’ai été complètement révoltée. »

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Revenues dans la capitale à la mort de Jules, les deux filles sont placées dans une pension catholique rigoureuse. Juliette voudrait devenir danseuse. Elle est petit rat à l’Opéra de Paris quand éclate la seconde guerre mondiale. La famille Gréco se réfugie en Dordogne, où la mère entre en résistance. Elle est arrêtée en 1943, ses deux filles s’enfuient avant d’être reprises par la police française à Paris. La mère et Charlotte sont déportées. Juliette est emmenée à la prison de Fresnes où elle passe trois semaines avant d’être relâchée, sauvée par son jeune âge (16 ans).

« Ma mère et ma sœur étaient en route vers Ravensbrück. Je suis sortie de prison et je me suis retrouvée à Saint-Germain-des-Prés, sur la petite place, à côté de la pension de famille où j’étais installée – il y avait l’actrice Hélène Duc, Pierre Riche, un comédien masqué, une dame spécialiste de la lèpre, un monsieur toujours en costume et cravate qui habitait dans un réduit sous l’escalier. Alors je me suis mise à chanter Over the Rainbow, parce que la musique américaine était alors interdite »confiait-elle au Monde lors de la parution de son album de reprises, enregistré à New York après la mort de l’un de ses principaux arrangeurs, François Rauber en 2003.

La jeune Juliette veut devenir actrice. Béatrix Dussane, puis Solange Sicard, lui enseigne les rudiments de l’art dramatique. Elle joue pour la première fois au Théâtre français, un rôle de figuration dans Le Soulier de satin, de Paul Claudel. Sans le sou, elle commence son exploration de la vie de bohème du quartier Rive gauche de Saint-Germain-des-Prés, flirte un moment avec les jeunesses communistes. En mai 1945, Juliette retrouve sa mère et sa sœur rescapées de Ravensbrück, puis du camp de Holleischen, près de la frontière tchécoslovaque. « Sans paraître la voir, sa mère lui demande : “Où est Antoinette ?” », se souvient Juliette Gréco dans Jujube (Stock), son autobiographie écrite à la troisième personne en 1982 : « Elle ne veut que la personne qu’elle aime. Elle ne pense qu’à elle. Pas un mot pour la petite idiote. Jujube [son surnom] commence à mourir. » La mère de Juliette Gréco s’engage illico dans la marine, part pour l’Indochine, laissant ses filles derrière elle.

Refaire son éducation

Gréco entreprend de refaire son éducation dans les bistrots de Saint-Germain. C’est au bar du Montana qu’elle croise pour la première fois Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, à la Rhumerie martiniquaise qu’elle discute avec Albert Camus, et au bar du Pont-Royal, avec Maurice Merleau-Ponty. Elle partage une chambre d’hôtel avec Charlotte, vivant des mandats expédiés par sa mère, qui cesseront de lui parvenir quand sa sœur se marie.

Elle collabore avec Jean Tardieu, qui présente une émission de radio consacrée à la poésie, tard dans la nuit. Elle s’essaie aux petits boulots, on lui refuse les travaux de ménage, elle s’installe dans un hôtel de la rue de Seine, La Louisiane, et rencontre le metteur en scène Michel de Ré, qui lui offre un rôle dans la pièce de Roger Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir (âgée de 19 ans, elle tient le rôle d’une mère de 30 ans).

Le pianiste et compositeur de jazz américain Duke Ellington est félicité par, de gauche à droite, Boris Vian, Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis au Club Saint-Germain-des-Prés, à Paris, à l’occasion d’un gala organisé en son honneur, le 19 juillet 1948. Derrière eux, le pianiste Jacques Diéval.
Le pianiste et compositeur de jazz américain Duke Ellington est félicité par, de gauche à droite, Boris Vian, Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis au Club Saint-Germain-des-Prés, à Paris, à l’occasion d’un gala organisé en son honneur, le 19 juillet 1948. Derrière eux, le pianiste Jacques Diéval. KEYSTONE-FRANCE

Il y a cette très jolie photo, un peu floue, prise au Vieux-Colombier, à Saint-Germain-des-Prés. Nous sommes en 1948. Le Duke (Ellington) fait son entrée dans la cave voûtée ; Boris Vian est dans l’encoignure de la porte ; l’égérie du cabaret le Tabou, Anne-Marie Cazalis, l’amie, « la sœur jumelle, blonde et rieuse », rencontrée au Bal nègre de la rue Blomet, épaule nue, ose un geste de salut. Entre les deux, une jeunesse au sourire fin pose la main sur le bras du prince du jazz. C’est Gréco, costume croisé, cravate à carreaux, cheveux plaqués en arrière, avec son « pantalon chéri », dessiné par Christian Bérard, un tissu écossais avec le bas bordé de fourrure. « A l’époque, je ne connaissais pas le vison, Bébé m’a dit : “Tu apprendras vite.” »

Mais c’est une autre photographie qui la rend célèbre, publiée le 3 mai 1947 en une de l’hebdomadaire Samedi-Soir : on voit la nouvelle égérie du Tabou discutant avec Roger Vadim à l’entrée du cabaret. L’article explique comment vivent les « troglodytes » de Saint-Germain et développe le concept d’existentialisme : « Le mot est lâché, et comme un animal sauvage commence sa course folle à la recherche de sa véritable identité », écrit-elle dans Jujube. Puis, c’est au tour de l’hebdomadaire Dimanche-Soir de livrer aux lecteurs une photo, où Gréco apparaît allongée aux côtés d’Annabel Buffet. Petit parfum de scandale, magnétisme personnel, amitiés solides : l’idée de la rébellion et de la liberté des mœurs selon Gréco est lancée.

Après les années travail-famille-patrie, après les horreurs de la guerre, la jeune génération veut désobéir. « Je me demandais ce qu’était un existentialiste, raconte le compositeur brésilien Caetano Veloso. Un ami m’a dit : un philosophe parisien qui fait tout, mais absolument tout ce qu’il veut. J’étais fasciné. »

Avec Le Monde