Vous êtes ici

Back to top

APRNEWS - Avortement : la guerre sans fin contre la pilule abortive

L'inventeur français de la mifépristone Étienne-Émile Baulieu
Vendredi, 28 avril 2023

APRNEWS - Avortement : la guerre sans fin contre la pilule abortive

APRNEWS - La mifépristone, prise en combinaison avec le misoprostol pour les avortements médicamenteux, est peut-être l'une des plus grandes inventions françaises. Alors qu’aux États-Unis, la bataille judiciaire autour de cette pilule abortive utilisée pour plus de la moitié des IVG du pays fait rage, le "père de la mifépristone", le biochimiste français Étienne-Émile Baulieu, se désole de sa récente interdiction.

APRNEWS - Deux jugements distincts émis l'un après l'autre le 7 avril dernier, ont fait retenir leur souffle aux défenseurs du droit à l'avortement aux États-Unis. 

D’abord, la suspension par le juge ultraconservateur du Texas Matthew Kacsmaryk, de l’autorisation de mise sur le marché dans l’ensemble des États-Unis, de la mifépristone, cette pilule abortive largement utilisée dans le pays. Pour le juge texan nommé par Donald Trump, la Food and Drug Administration (l’Administration fédérale de l'alimentation et des médicaments) l'avait incorrectement approuvé il y a 23 ans.

Presque simultanément, dans l'État de Washington, le juge Thomas Rice, nommé par l'administration Obama, avait de son côté estimé que la mifépristone était "sûre et efficace" et avait accédé à la demande de 17 États démocrates en maintenant le médicament en vente.

Devant ce méli-mélo juridique, la Cour suprême des États-Unis a tranché vendredi dernier en maintenant provisoirement l'accès à la mifépristone. Les restrictions décidées par des tribunaux inférieurs sont donc, pour l’heure, suspendues.

 

Remove All Ads

Depuis que "Roe vs Wade", l'arrêt de la Cour suprême qui faisait de l'avortement un droit constitutionnel aux États-Unis, a été révoqué en juin dernier, le tollé provoqué par la remise en question du droit à l'IVG a placé deux petites pilules au centre des batailles juridiques et politiques : la mifépristone et le misoprostol. Prises ensemble, elles constituent le moyen le plus efficace de pratiquer un avortement médicamenteux. Pourtant, l’histoire de ces deux médicaments, au cœur de ces récentes polémiques, est peu connue.

Le Misoprostol, une découverte fortuite

L’avortement médicamenteux est en fait "un terme général pour parler de deux méthodes d’IVG différentes", explique le Dr Sydney Calkin, sociologue féministe et maîtresse de conférences à l'Université Queen Mary de Londres, autrice de "Abortion Pills Go Global". Pratiquer un avortement médicamenteux implique la prise de deux médicaments à un ou deux jours d’écart. Le premier, la mifépristone, arrête la grossesse. C'est un stéroïde synthétique qui bloque l'action de la progestérone, une hormone nécessaire pour l'implantation de l’œuf dans l'utérus. Le second, le misoprostol, est un médicament de la famille des prostaglandines qui induit des contractions et déclenche les saignements.

Les deux pilules sont utilisées de manière combinée mais de nombreux pays n'ont pas accès à la mifépristone et utilisent donc le misoprostol seul pour pratiquer un avortement.

Commercialisé en 1973 par la société pharmaceutique américaine Searle sous le nom de Cytotec, le misoprostol, était à l’origine prescrit uniquement contre les troubles gastro-intestinaux et notamment les ulcères.

Lorsque la molécule est commercialisée sur le marché brésilien en 1986 et approuvée pour la vente sans ordonnance dans les pharmacies, "les militants pro-avortement brésiliens de l'époque ont tenté leur chance", explique le Dr Sydney Calkin. Ces derniers découvrant l'avertissement "ne pas utiliser si vous êtes enceinte" sur la notice des pilules Cytotec, se sont rendu compte en l’essayant que le misoprostol provoquait bien des avortements.

Dans ce pays où l’IVG était illégale depuis 1890, sauf en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère (depuis 1940), le misoprostol offrait enfin une solution aux femmes qui souhaitaient avorter. "Cette découverte s'est ensuite propagée de manière informelle à travers toute l'Amérique latine par le biais de réseaux d'activistes, qui expliquaient comment utiliser le médicament en toute sécurité", détaille le Dr Sydney Calkin.

Ce qui a commencé comme une action discrète des militants pro-avortement a fini par faire la une des journaux. En 1991, The Lancet publiait l’article d’un médecin allemand mettant en garde contre la "mauvaise utilisation" du misoprostol au Brésil, qui pouvait induire des malformations sur les fœtus. Suite à cette publication, le médicament n'était plus disponible sans ordonnance dans le pays.

Alors que l’utilisation du misoprostol était de plus en plus notoirement liée à l'avortement, le Brésil a finalement mis en place des lois sévères pour restreindre l'utilisation de ce médicament. En 1998, l'autorité sanitaire brésilienne Anvisa interdisait son achat ou son importation sous peine de 15 ans d'emprisonnement. Aujourd’hui son utilisation au Brésil est toujours très contrôlée et restreinte à seulement quelques hôpitaux.

La Mifépristone, la "pilule de Caïn"

Si "le titulaire du brevet du Misoprostol a toujours été très réticent à l’association de sa molécule avec l’avortement et à l'octroi de licences pour tout type d'utilisation abortive ", explique Sydney Calkin, "la mifépristone elle, a toujours été considérée avant tout comme un médicament abortif". C’est d’ailleurs son inventeur, le docteur Étienne-Émile Baulieu, qui l’affirme dans une interview accordée au New York Times en janvier dernier.

Le Dr Baulieu, 96 ans, endocrinologue et biochimiste français, dit avoir été hanté par les souvenirs de son internat en médecine, qu'il a terminé avant que la France n'adopte sa loi libéralisant l'avortement en 1975. Il se rappelle la façon dont les femmes qui se faisaient avorter clandestinement, avec des aiguilles, étaient traitées à l'hôpital à l’époque et comment les chirurgiens ordonnaient alors de ne pas leur administrer d'anesthésie "pour leur donner une leçon".

Il y a près de cinquante ans, quand l’idée a germé dans son esprit, Étienne-Émile Baulieu était convaincu qu’elle déclencherait une petite révolution. Une pilule qui interromprait une grossesse en leur permettant d’éviter la chirurgie serait un bond en avant pour les droits des femmes. Il avait d’ailleurs espéré, que “paradoxalement, grâce à la pilule abortive, l’avortement ne serait plus un problème” au XXIe siècle.

Invité à travailler aux États-Unis en 1961, il rencontre Gregory Pincus, le père de la pilule contraceptive qui l’encourage dans son projet. De retour en France, il conçoit une anti-hormone, qui permet de s'opposer à l'action de la progestérone, essentielle au maintien d'une grossesse. "Je voulais en faire un ‘contragestif’", explique-t-il, c'est-à-dire un moyen de contrer la gestation.

Baulieu synthétise pour la première fois la mifépristone en 1982 sous le nom de molécule RU 486 : "RU" faisant référence à Roussel-Uclaf, du nom du laboratoire pharmaceutique avec lequel il travaille et "486" au numéro de séquençage de la molécule.

La RU 486 est une alternative médicamenteuse à l'avortement chirurgical, sûre et peu onéreuse. Mais la bataille pour sa commercialisation, de ses premiers essais médicaux à son approbation sur le marché, sera rude.

Les puissantes ligues américaines anti-avortement, l'accusant d'avoir inventé une "pilule de la mort", ont menés "de nombreuses actions en France comme aux États-Unis pour essayer d’arrêter son introduction sur le marché", raconte le Dr Claudia Roesch, chercheuse à l'Institut historique allemand de Washington, autrice d’une étude sur les controverses liées à la mifépristone.

Le principal actionnaire du laboratoire Roussel-Uclaf était le groupe pharmaceutique allemand Hoechst. Ce dernier avait fait partie d'IG Farben pendant la Seconde Guerre mondiale, une entreprise chimique qui produisait de l’acide cyanhydrique, un gaz utilisé par les nazis dans les camps de la mort. "Des manifestants anti-avortement bloquaient l’entrée de l’ambassade française aux États-Unis, ainsi que des sièges sociaux de ces sociétés aux États-Unis, en France et en Allemagne", raconte Claudia Roesch. "Ils comparaient l'avortement médicamenteux à l'Holocauste", conclut-elle.

En France, la mifépristone est finalement approuvée par les autorités sanitaires en septembre 1988. Mais l'opposition y était si intense que moins d'un mois plus tard, Roussel-Uclaf retire la pilule du marché.

Par un énième retournement de situation, et l'intervention du ministre de la Santé d'alors, Claude Evin, qui estima dans une allocution télévisée, à la surprise générale, que la pilule abortive était la "propriété morale des femmes", la mise sur le marché de la RU 486 fut enfin autorisée.

La même année que la France, en 1988, la Chine approuve la mifépristone, "pour des raisons très différentes", analyse le Dr Sydney Calkin. Pékin avait en effet mis en place à l’époque sa politique de l’enfant unique et l’État incitait les femmes à avorter.

Le Royaume-Uni est le troisième pays à approuver la mifépristone en 1991, suivi de la Suède en 1992. Une grosse partie des États de l’UE valident la pilule abortive en 1999, mais en Italie, la pression de l'Église est telle, qu'elle n'est autorisée qu'en 2009. Aux États-Unis, il faudra attendre 2000 pour que les autorités l'approuvent. 

Même après son autorisation, la pilule révolutionnaire de Baulieu continue d'être un sujet brûlant. Le Vatican parlait en 1997 de la mifépristone comme de la "pilule de Caïn : le monstre qui tue cyniquement ses frères".

Pas plus tard qu’en mars dernier, le représentant républicain de l'État du Kentucky, Danny Bentley, a dit, à tort, que la RU 486 était du cyanure et "qu’il a[vait] été développé par les Allemands" pendant la Seconde Guerre mondiale. Preuve que les arguments fallacieux anti-avortement des années 80 restent tenaces.

Haro contre les pilules abortives

En Amérique latine, le misoprostol seul est largement utilisé. "Il est beaucoup plus facile à obtenir que la mifépristone", explique Sydney Calkin. "C'est une bouée de sauvetage pour beaucoup de femmes. Mais les risques liés à son utilisation varient d'un pays à l'autre", souligne la chercheuse.

"Au Salvador, l’un des pays où la législation anti-IVG est l'une des plus strictes au monde, l'avortement peut vous valoir entre deux et 50 ans de prison. Même des femmes qui ont fait une fausse couche ont été jetées en prison, accusées d’avoir avorté. En Uruguay, en revanche, si une femme a pris du misoprostol et souffre de complications, elle ne sera pas sanctionnée. Les médecins vont l’aider à gérer les conséquences de son avortement.", détaille la sociologue.

L’accessibilité de ces deux pilules est en tout cas en forte progression, même dans les pays où elles ne sont pas autorisées. Les génériques du misoprostol et de la mifépristone sont maintenant fabriqués en masse en Inde et en Chine et, sur le continent américain, ces pilules sont facilement disponibles au Mexique.

La pandémie de Covid-19 a également ouvert la voie à la généralisation de la télémédecine. Désormais, les pilules peuvent être envoyées par la poste. C’est d’ailleurs le crédo d’ONG comme Aid Access aux États-Unis ou Women on Waves en Europe notamment, qui aident les femmes n'ayant pas accès aux services locaux de pilules abortives à commander ces deux molécules par courrier.

Aux États-Unis, même si la Cour suprême a tranché temporairement en faveur de la mifépristone, la bataille politique autour de la pilule abortive n’est néanmoins pas terminée.

Les républicains du Wyoming, ayant du mal à avaler la pilule, l’ont interdite totalement vendredi 21 avril, devenant ainsi le premier État américain à y parvenir. Une nouvelle victoire pour les conservateurs qui entendent faire régresser l'accès à l'avortement dans toute l’Amérique.

"C'est un recul pour la liberté des femmes, surtout pour les plus précaires qui n'auront pas les moyens d'aller dans un autre État pour se la procurer" a réagit à cette nouvelle Etienne-Emile Baulieu, lui qui a consacré une bonne partie de sa vie à faire l'exact opposé : "accroître la liberté des femmes".

Source : france24