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APRNEWS : Chronique "Ainsi va la vie des Tilapias sur Paris" par Seri Toali Yves..

Français

Chronique d'une épopée moderne...

Tilapia: est un nom vernaculaire ambigu désignant en français certains poissons de la famille des cichlidae. 

Tilapia est le terme générique que les jeunes ivoiriens qui ont eu à traverser la mer pour rejoindre l'Europe se sont donnés entre eux. 

Ils en rigolent entre eux et quand tu pousses la curiosité à leur demander Pourquoi Tilapia, ils te répondent:" grando c'est le poisson le moins cher et le plus consommés dans le monde, donc nous là dans notre "cherchement", nous nous sommes vendus moins chers pour traverser l'eau et on va "grigra" pour faire sortir pour nous ici"...en tout cas nous ne sommes pas venus regarder la Seine comme nos vieux pères.

Celui avec qui j'ai eu le Plaisir d'échanger, je l'ai rencontré aux abords de la gare du Nord devant les restaurants qui pratiquent la livraison, son sac isotherme à côté de lui, sa bicyclette rangée aux initiales des sociétés de livraisons telles Uber eat, deliveroo etc, il est là comme nombre de ces comparses à attendre la course.
Ils dévissent entre eux dans ce langage et un vocabulaire propre aux ivoiriens et reconnaissables entre tous.
 Leurs sujets de prédilections football, politiques, femmes, nourritures.

Comment des êtres humains qui ont connu les affres de la traversée et de ces privations qui ont côtoyé la mort au quotidien et les brimades les plus sordides peuvent avoir autant de joie de vivre, leur rire est communicatif, mais on ressent dans leur regard un voile triste , le voile de ceux qui ont vécu le pire ... 
Et le plus cruel de cela, qui ont accepté de vivre le pire par choix...

Quand tu les interroges sur le pourquoi de l'aventure la réponse est quasiment toujours la même : fuir leur misère quotidienne au pays où le grouillement ne rapporte rien, ou tout est fermé, ils ont en bouche toujours un ami, un parent qui a traversé et qui s'en sort aujourd'hui alors qu'il était comme eux au pays.

Mon interlocuteur me dit qu'il était garagiste au pays et que même son patron pour qui il travaillait a vendu le garage pour tenter l'aventure mais hélas il est mort dans le désert mauritanien et que lui a pris ces chaussures pour continuer,laissant le corps là bas, il me débite cela sans une douleur sans élever la voix avec une simplicité déconcertante comme si cela était banale et est étonné de me voir choqué, abasourdi, il termine son propos en disant:" si mon patron même cherche a venir grouiller en France moi je vais faire koi sur babi?"

Il enchaîne :"dans mes petits djossis de livraisons et mes kens sur le bengue mon grando j'arrive à envoyer 300 euros tous les mois à ma famille au pays, me dit il avec un accent qui laisse entrevoir et poindre une Fierté non dissimulée.
Alors qu'au pays même 10.000 CFA je ne pouvais pas donner à ma maman."

L'argent, le maître mot avant même de penser à la régularisation, toute cette galère avec la chemerique idée qu'ils vont s'en sortir, le plus louable c'est qu'ils en sont persuadés.

Quand je lui demande et la police, les contrôles etc,? il part d'un fou rire monumental en me répondant:" mon vieux si leur pays était aussi contrôlés on allait pas pouvoir entrer petit même, je suis venu ici sans papo, mais mon papo va sortir ici au calme, c'est vous qui avez pris avion qui avez peur des kokas, nous on dort avec eux et ça va pas quelque part même, si c'est ça là, sérénité va nous dja.. on a plus peur de ne pas trouver dadali que des madrass."

Son portable émet un bip, il lit ramasse son sac et me dit :"mon vieux je vais au Bara, j'ai une livraison à Stalingrad à faire", et il empoigne son vélo pour aller faire sa livraison... 
Je me retourne vers ceux qui sont là et leur demande mais il est en France depuis simplement 5 mois comment il maîtrise les adresses et routes? Et tous me regardèrent incrédules en me posant une question :" mon vieux tu es sur que tu es à Paname depuis longtemps? parce que ta question fait peur deh,  avec toutes les applications gps sur smartphone là on livre au calme.. si à Abidjan où y a pas adresses on ne se perd pas c'est pas ici ou tout est dessiné on va yohi.. grando deh... 

Ainsi va la vie des Tilapias sur Paris, un jour sûrement je reviendrai plus en détails sur leur traversée, parcours au quotidien depuis la gare de Daloa jusqu'à Paris c'est vraiment une épopée.
Hier j'ai pris une vraie leçon d'humanité en voulant les plaindre je suis reparti plein de Respect.

Comme on dit dans le langage nouchi " ce que tu n'as pas vu il ne faut jamais dire que ça n'existe pas."

Seri Toali Yves..