APRNEWS: Les dividendes du silence – À qui profite vraiment le métro d’Abidjan ?

APRNEWS: Les dividendes du silence – À qui profite vraiment le métro d’Abidjan ?

Le métro du mépris : Chroniques d'une ville à deux vitesses

Il est 23h dans un restaurant chic de la Zone 4.

Loin des gbaka et de la poussière d’Abobo.
Dans un salon privé climatisé, trois hommes trinquent au champagne millésimé. Le premier porte un costume italien sur mesure, consultant français « spécialisé » dans les grands projets africains. Le deuxième, Monsieur H, haut fonctionnaire ivoirien, arbore une montre suisse qui vaut trois ans de salaire. Le troisième, Monsieur Z, plus discret, représente un « cabinet d’études techniques » créé il y a six mois.
 
Sur la table, entre les plats gastronomiques, deux piles distinctes : des dossiers « d’études complémentaires » pour le métro, et une mallette discrète. Dans ce pays où l’argent liquide reste roi, certaines transactions préfèrent la discrétion des espèces aux traces numériques des virements bancaires.
Coût officiel des études : quelques centaines de millions. Le reste ?  Le silence a son prix, et les billets n’ont pas de mémoire.  
La corruption dans les marchés publics a muté.

Elle ne se résume plus à un échange ponctuel d’enveloppes ou à des arrangements occasionnels. Elle s’est structurée en un système sophistiqué où la commission occulte est devenue une pratique normalisée, presque institutionnalisée.

Cette « professionnalisation » de la corruption répondrait à une logique économique implacable : le décalage vertigineux entre les budgets manipulés et les salaires officiels. Quand un projet comme le métro d’Abidjan mobilise 1166 milliards de FCFA pendant qu’un cadre supérieur de l’administration culmine à 570.008 FCFA mensuels, le système créerait naturellement ses propres mécanismes de « rééquilibrage ».
Cette asymétrie fondamentale entre les salaires administratifs et les marchés attribués aurait engendré un système de compensation officieux.

La rétrocommission, d’abord informelle, se serait progressivement structurée.

Les pourcentages, calibrés selon l’importance du marché et la position stratégique des signataires, suivraient désormais une arithmétique précise.

Cette sophistication créerait l’illusion parfaite d’un système transparent. Les appels d’offres, avec leurs critères techniques précis, leurs exigences financières détaillées, leurs procédures de sélection apparemment rigoureuses, donneraient tous les signes extérieurs de l’intégrité administrative. Une façade de légalité qui masquerait une réalité plus cynique : face à des salaires dérisoires, seules les entreprises comprenant les « règles du jeu » des commissions auraient une chance réelle d’être sélectionnées.

Car comment un décideur gérant des milliers de milliards accepterait-il de se contenter d’un salaire mensuel n’atteignant même pas 600.000 FCFA ?

Ce « réalisme économique » se déploierait à tous les niveaux.

Les études préliminaires, les validations techniques, les contrôles de conformité – chaque étape représenterait un point de passage où la compréhension de cette réalité deviendrait cruciale. Un bureau d’études, aussi brillant soit-il techniquement, ne survivrait pas longtemps s’il ne maîtrise pas cette arithmétique parallèle.

C’est dans ce contexte que le parcours de Monsieur Z prendrait tout son sens.

Après des années dans le secteur privé « classique », il aurait compris que l’excellence technique seule ne suffit pas. La vraie compétence serait de savoir intégrer dans ses offres ces coûts officieux, de les dissimuler habilement dans des lignes budgétaires diverses : études complémentaires, provisions pour aléas, frais de coordination.

Seules prospéreraient les entreprises ayant accepté que, dans un système où les décideurs sont structurellement sous-payés, la commission n’est pas une corruption mais une composante normale du coût des affaires.  

Cette réalité économique transformerait profondément les modèles de réussite sociale.

Le cas de Monsieur H l’illustrerait parfaitement.

Enfant, il ne comprenait pas comment son voisin, directeur aux marchés publics, pouvait maintenir un tel train de vie avec un salaire administratif. L’énigme de cette prospérité inexplicable marquerait sa compréhension précoce du système : les vrais revenus ne sont pas ceux qui apparaissent sur les fiches de paie.

Cette leçon façonnerait une nouvelle génération.

Dans les amphithéâtres des universités, les étudiants les plus lucides ne rêveraient plus de créer des entreprises innovantes ou de développer des solutions techniques. L’excellence académique serait recherchée non pas pour transformer le pays, mais pour accéder à ces postes « stratégiques » où le salaire officiel n’est qu’une fraction minime des revenus réels.

Plus perverse encore serait la transformation des valeurs morales.
La commission ne serait plus perçue comme une corruption mais comme une forme de justice redistributive face à l’indécence des écarts.  
Mais cette idée de « justice redistributive » est une illusion dangereuse.

En réalité, ce système ne fait que susciter de nouvelles ambitions, attirant de plus en plus de personnes prêtes à entrer dans le cercle de la corruption.

Ceux qui voient leurs pairs s’enrichir de manière ostentatoire finissent par se convaincre que c’est la norme, que c’est le seul moyen de réussir.

La corruption se propage comme une contagion, affectant chaque niveau de la chaîne décisionnelle, et nul ne veut rester en marge, surtout lorsqu’il est question de « partager le gâteau ».
Ce phénomène trouve ses racines dans des salaires insuffisants et un SMIC inadéquat face aux réalités économiques du pays. Quand le salaire d’un fonctionnaire ne permet même pas de vivre décemment, et qu’il voit autour de lui des collègues s’enrichir et parader avec leurs gains illicites comme si de rien n’était, la tentation devient inévitable. Refuser de participer revient à se marginaliser dans un système qui ne laisse aucune place à l’intégrité, car si l’un refuse de prendre, un autre le fera.

 Cela crée une situation paradoxale où l’augmentation illégitime de revenus devient une réponse presque rationnelle aux dysfonctionnements de l’État.

Les salaires faibles, loin d’encourager l’intégrité, poussent les individus à saisir n’importe quelle opportunité pour compenser ce qu’ils perçoivent comme un manque de reconnaissance. La corruption cesse d’être perçue comme une déviance pour devenir une stratégie de survie.

Ce cercle vicieux s’opère au détriment du bien commun.

L’argent public, destiné au développement national, est détourné pour enrichir des intérêts privés. Les impôts collectés auprès des citoyens sont gaspillés dans des projets dont une grande partie des fonds disparaît dans des commissions et rétrocommissions.

Chaque franc détourné est un franc qui ne sera pas investi dans l’éducation, la santé, ou les infrastructures dont la population a cruellement besoin.

Le métro d’Abidjan illustre parfaitement cette dérive.

Au lieu d’être un projet de modernisation au bénéfice de tous, il devient un prétexte pour nourrir des intérêts privés. Les retards, les dépassements de budget, les études additionnelles ne sont pas des accidents ou de l’incompétence : ils sont la conséquence directe d’un système où chaque acteur cherche à maximiser son profit personnel, sans considération pour le véritable impact social.
Le problème ne réside donc pas uniquement dans les élites déjà établies, mais dans la création continue d’une nouvelle génération désireuse de profiter de ce système, en voyant cela comme une voie normale vers la réussite.
Cette banalisation est la plus pernicieuse : voir la corruption non pas comme une exception, mais comme une étape nécessaire pour s’élever socialement.
Le véritable défi est de renverser cette dynamique.

Tant que les salaires resteront insuffisants et que la survie économique dépendra de ces « arrangements », la corruption continuera de prospérer.

Pour espérer changer les choses, il faudrait une transformation complète des valeurs : reconnaître la valeur du travail honnête, améliorer les conditions de vie des fonctionnaires, et restaurer une forme de dignité pour ceux qui choisissent l’intégrité.

Tant que cela n’est pas fait, les projets comme le métro d’Abidjan resteront des symboles non pas de progrès, mais de l’échec d’un système incapable de servir les intérêts de sa population.

 Mais ce qui est peut-être le plus troublant, c’est de voir à quel point la corruption s’est installée dans les esprits au point de devenir une norme.

Progressivement, le peuple a perdu sa capacité d’indignation.

Cette fatalité a fini par s’imposer : on regarde les projets publics échouer, les budgets exploser, les délais être constamment prolongés sans qu’aucune responsabilité ne soit engagée, et on accepte cela comme une réalité immuable.

Cette résignation n’est pas apparue du jour au lendemain.

Elle a été construite, renforcée par des années d’observation passive de scandales sans conséquence. L’indifférence face aux détournements est devenue une sorte de réflexe collectif, où l’on détourne le regard parce que se révolter paraît inutile.
À quoi bon dénoncer, à quoi bon s’indigner, quand tout le monde semble penser que rien ne changera ?
On ne s’indigne plus quand un projet d’infrastructure est attribué à une entreprise appartenant à tel homme politique, alors que le conflit d’intérêts est évident.
On ne se pose même plus la question quand on voit des bâtiments luxueux appartenir à des personnes qui ont passé toute leur carrière dans l’administration. On connaît pourtant les salaires des fonctionnaires.
D’où vient cet argent ?
Comment ces fortunes se sont-elles constituées ?
Mais au lieu de s’interroger, au lieu de demander des comptes, le peuple détourne le regard, résigné à croire que cela fait partie des règles du jeu.
Le triomphe ultime de la corruption n’est pas seulement d’avoir volé les fonds publics ; c’est d’avoir volé l’espoir.
L’idée même que les choses pourraient être différentes a été éteinte, remplacée par un cynisme de façade qui permet à chacun de continuer à vivre malgré l’injustice.
Le métro d’Abidjan, avec ses retards et ses surcoûts, est l’incarnation de cette normalisation du dysfonctionnement. Le public ne demande plus pourquoi le budget a explosé. On n’entend plus la colère, seulement des soupirs résignés.
Et pourtant, ce métro est construit avec l’argent du peuple.

Pourquoi ne demande-t-on pas des détails sur les conditions de financement, sur les raisons des retards, sur les décisions qui ont mené à ces dérives ?

Pourquoi accepte-t-on des chiffres globaux sans jamais exiger de transparence sur la manière dont cet argent est dépensé ?
Chaque citoyen a le droit de savoir, a le droit de comprendre où va l’argent public, et pourtant, cette exigence s’est peu à peu effacée, au point de paraître incongrue.
Il est temps de se demander : quand avons-nous cessé de nous indigner ?

À quel moment avons-nous commencé à accepter que nos dirigeants se servent impunément sur notre dos, en nous laissant croire que c’était la seule manière de faire avancer les choses ?

Le métro est censé être un symbole de modernité, mais que vaut cette modernité si elle est bâtie sur la complaisance, l’inaction, et la résignation ?

Quand avons-nous commencé à croire que ce système était inévitable, qu’il était simplement « comme ça » et qu’on ne pouvait rien y faire ?
Rappeler cette indignation perdue, c’est rappeler que la situation actuelle n’est pas inéluctable.

Les choses peuvent changer.

Le silence, l’acceptation passive, la normalisation de l’inacceptable — ce sont là les véritables soutiens de la corruption. L’argent détourné n’est que le symptôme d’un problème plus profond : une société qui a cessé de croire en sa capacité à exiger des comptes, à réclamer la justice et la transparence.
Il est temps de retrouver cette voix perdue, de se souvenir que l’argent public appartient au public, que les projets comme le métro devraient être des outils d’amélioration collective et non des prétextes pour remplir les poches de quelques privilégiés. La corruption n’est pas une fatalité, et tant que la société reste capable de s’indigner, de demander des comptes, et de ne pas laisser ces scandales disparaître dans l’oubli, il reste une chance de faire bouger les choses.
Le véritable changement commence par cette prise de conscience.
La corruption se nourrit de l’inaction et du silence.

Reprendre la parole, oser s’indigner à nouveau, c’est déjà un premier pas vers la reconstruction d’un système qui n’est pas seulement au service de quelques-uns, mais qui travaille pour l’ensemble des citoyens.

Il est minuit passé maintenant dans le restaurant chic de la Zone 4.

Une scène qui s’est sans doute déjà jouée des dizaines de fois depuis les premières études du métro, et qui se répétera encore. Les bouteilles de champagne sont vides, les dossiers d’études sont signés, la mallette a changé de mains. Nos trois convives se séparent, satisfaits. Le consultant français rejoint sa suite à l’hôtel Ivoire, le haut fonctionnaire fait vrombir son 4×4 dernier modèle, le représentant du cabinet d’études s’évanouit dans la nuit abidjanaise. Une soirée ordinaire dans l’extraordinaire saga du métro d’Abidjan.

Mais le festin ne fait que commencer.  

Parce que ce métro, bien plus qu’un simple projet d’infrastructure, est aussi une promesse de rentes futures. Une fois les rails posés, ce seront les contrats de maintenance, les concessions commerciales, et la gestion quotidienne qui continueront à nourrir les mêmes appétits.

Pour nos convives de ce soir, la fête ne se termine jamais vraiment — elle change juste de décor.
Mais pour la population, la réalité reste la même.
La promesse de modernité n’est qu’un mirage, dont les retards et les surcoûts ne sont que le début d’une longue liste de compromissions. Tandis que les élites se réjouissent des opportunités futures, les habitants attendront des rames qui, même une fois opérationnelles, ne répareront pas le gouffre creusé par des années de détournements et d’injustice.
Le métro d’Abidjan roulera un jour, mais que restera-t-il pour ceux qui en ont vraiment besoin ?
Chaque station, chaque rail sera un rappel des sacrifices faits non pour le peuple, mais pour satisfaire l’avidité de quelques-uns. Le défi qui se dresse n’est pas seulement de voir ces trains circuler, mais de s’assurer que les rêves des habitants ne restent pas sur le quai.
Car tant que nous laisserons ces « festins » se tenir impunément, la modernité ne sera jamais une affaire collective, et les bénéfices ne rouleront que pour ceux qui n’ont jamais eu l’intention de monter dans ce métro.
Il est temps de briser ce cycle, de réclamer des comptes, de retrouver cette capacité d’indignation qui pourrait enfin changer la direction de ce train — pour que, cette fois, il roule vraiment pour nous tous.
À suivre…
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