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Vaccin à ARN messager : comment l'industrie pharmaceutique tente de sauver la face

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Mardi, 2 novembre 2021

Vaccin à ARN messager : comment l'industrie pharmaceutique tente de sauver la face

Les vaccins contre le Covid-19 ont révélé tout le potentiel de cette technologie, sur laquelle la France n'avait jusqu'ici pas misé. Un retard qui s'annonce difficile à rattraper.

D'un coup d'oeil par la fenêtre de son bureau, Philippe Dulieu imagine déjà le bâtiment de 1200 mètres carrés qui poussera bientôt à la place des herbes folles sur le terrain vague voisin. Le signe tangible de la croissance fulgurante de son entreprise, RD-Biotech, ces derniers mois. Installée à quelques kilomètres de Besançon, dans le Doubs, cette PME est l'une des seules en France à produire de "l'ADN plasmidique". Un produit peu connu du grand public, mais qui représente un maillon essentiel à la fabrication d'ARN messager, la molécule au coeur des vaccins contre le Covid-19. Depuis le début de l'épidémie, la petite société recrute des jeunes biologistes à tour de bras, et la place manque désormais pour les centrifugeurs alignés sur les paillasses de son laboratoire. "En peu de temps, le marché a complètement changé", se réjouit son président.  

Le nombre de clients a quadruplé, et les financements abondent. Sur les 5 millions d'euros nécessaires à la construction de ses nouvelles unités de production, près de 2 millions ont été apportés par l'Etat. Il faut dire que Philippe Dulieu a eu du flair : il travaille avec BioNTech, la pépite allemande qui, associée au géant américain Pfizer, est devenue la star de l'épidémie. En lui fournissant l'ADN plasmidique nécessaire à ses essais cliniques, RD-Biotech a contribué à la réussite de ses vaccins. "Ce n'est pas une opportunité saisie à l'occasion de la pandémie : nous étions déjà depuis plus de douze ans l'un des principaux fabricants de plasmides pour leurs projets de vaccins contre le cancer", souligne avec fierté l'entrepreneur. 

Son business n'est pas près de ralentir... Avec le succès des vaccins à ARN messager, c'est une nouvelle ère scientifique et médicale qui s'ouvre. "Le potentiel est énorme, nous allons pouvoir l'exploiter contre des cancers pour faire de la vaccination thérapeutique et de l'immunothérapie, il sera même possible d'utiliser ces molécules pour la régénération tissulaire", s'enthousiasme Chantal Pichon, chercheuse au Centre de biophysique moléculaire du CNRS à Orléans, et l'une des pionnières de l'ARN messager en France. Une telle révolution bouscule l'industrie pharmaceutique hexagonale, restée longtemps frileuse face aux promesses de cette technologie. La France saura-t-elle enfin prendre ce tournant ?  

L'arbre qui cache le désert

L'enjeu est énorme : "Dans les vingt ans à venir, cette technologie sera essentielle. Il faut la maîtriser si l'on ne veut pas se trouver relégué en deuxième division", martèle l'économiste de la santé Frédéric Bizard. Les Etats-Unis avec Moderna, et l'Allemagne avec BioNtech et Curevac, ont déjà leurs champions. Rien de tel dans l'Hexagone. L'ARN messager a pourtant été découvert par des Français, François Jacob et Jacques Monod. Dès les années 1990, des équipes du groupe Pasteur (futur Sanofi Pasteur) avaient déjà tenté de l'utiliser pour développer des vaccins, avant de jeter l'éponge. Vingt ans plus tard, Sanofi s'intéresse à nouveau à ce champ de recherche. Le groupe monte un projet avec Curevac. Il se rapproche aussi de BioNtech, et tente même de travailler avec Moderna. Mais les leaders du secteur finiront tous par lui échapper. C'est avec un acteur de moindre envergure, Translate Bio, que le laboratoire français a fini par signer un partenariat en 2018, avant de l'acquérir à grands frais à la fin de 2020. Le groupe bâtit aujourd'hui un "centre d'excellence dédié aux vaccins à ARN messager" dans lequel il compte investir 400 millions d'euros par an. Mais Sanofi a déjà dû abandonner son projet de vaccin anti-Covid, qui serait arrivé bien trop tard par rapport à la concurrence. Il lui reste désormais un produit antigrippal, dont les essais viennent de démarrer, pour prouver qu'il peut encore prendre une place dans ce domaine. 

En retard, Sanofi est aussi l'arbre qui cache... le désert. En dehors du groupe pharmaceutique, aucun autre acteur tricolore ne se distingue encore, si ce n'est dans la sous-traitance. Outre RD Biotech, quelques sociétés commencent en effet à s'intéresser à ce domaine. Dernière annonce en date, une petite entreprise toulousaine de biotechnologie, GTP Bioways, compte investir 12 millions d'euros dans des lignes de production d'enzymes entrant dans le processus de fabrication de l'ARN messager. "La production d'ARN se fait en deux temps : d'abord les plasmides, ensuite l'ARN lui-même et il y a besoin d'un ou de plusieurs acteurs français pour répondre à cette demande", explique Pascal Brandys, le patron de Phylex Biosciences, une biotech installée aux Etats-Unis qui envisage de produire en France un futur vaccin à ARN messager. 

Les verrous de la propriété intellectuelle

Reste que pour prendre une place de choix dans cette filière, jouer les sous-traitants ne suffira pas : il faudra surtout développer de nouveaux produits. Et les marches à franchir s'avèrent désormais très hautes. En effet, Moderna et BioNtech ont déjà déposé les brevets essentiels à la confection de thérapies à base d'ARN messager. Un de ces verrous se situe à une étape clef : celle de la "transfection", c'est-à-dire de l'acheminement des molécules d'ARN messager jusque dans les cellules. Une entreprise canadienne, Acuitas Therapeutics, a mis au point une solution très efficace de nanoparticules lipidiques pour enrober les brins d'ARN. "Aujourd'hui, seuls BioNTech et Moderna disposent de licences d'exploitation sur cette technologie. Avant de pouvoir imaginer de nouveaux médicaments, il faut d'abord trouver une méthode alternative", explique Pascale Bouillé, présidente de la biotech toulousaine Flash Therapeutics, qui compte créer une unité de production d'ARN messager en France d'ici à 2022. Philippe Boucheron, directeur adjoint des investissements en sciences de la vie de Bpifrance, assure qu'il reste des places à prendre : "Il existe des modalités différentes pour acheminer l'ARN messager dans le cytoplasme des cellules, d'autant qu'il n'est pas certain que celle retenue pour les vaccins fonctionne pour toutes les applications."  

A Strasbourg, Polyplus-Transfection y croit. "Nous avons la possibilité de fournir une brique essentielle dans la génération des nouvelles technologies de nanoparticules lipidiques, souligne son directeur scientifique Patrick Erbacher. La technologie est tellement immature que tout n'est pas joué". En ciblant le marché de l'oncologie, Polyplus entend développer de nouvelles méthodes de transfection pour traiter les cancers du foie ou des poumons notamment. D'autres acteurs tentent de percer dans ce domaine en France. La start-up In-Cell-Art à Nantes, ou encore Messenger Biopharma en Rhône-Alpes. Sans oublier les Pr Chantal Pichon et Patrick Midoux, du Centre de biophysique moléculaire d'Orléans. Ces deux-là ont longtemps travaillé dans l'indifférence générale, avec les plus grandes difficultés à obtenir des crédits pour leurs recherches. Mais ils ont malgré tout réalisé des avancées prometteuses : "Nous avons breveté à la fois des transporteurs lipidiques différents de ceux d'Acuitas, mais aussi une méthode de production des ARN messagers alternative, potentiellement plus efficace et moins coûteuse que celle utilisée aujourd'hui", se félicite le Dr Midoux. Reste maintenant à passer du laboratoire à l'échelle industrielle - l'étape habituellement la plus difficile pour les scientifiques français, faute de soutien public et d'investisseurs privés.  

Mutation des équipes de recherche

Au-delà des défis de la transfection, il faudra aussi inventer les thérapies elles-mêmes : trouver les bonnes cibles biologiques, et réussir à les atteindre... Mais pour l'instant, hormis Sanofi pour les vaccins, la France ne compte là aussi que peu d'acteurs. "De plus en plus d'équipes s'intéressent toutefois à cette technologie, c'est encourageant", constate Pascal Brandy, de Phylex Biosciences. C'est le cas notamment de différents groupes académiques, sous l'égide de l'Inserm. A l'hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP), le Pr Eric Tartour est de ceux-là. Ce spécialiste de l'immunothérapie des cancers travaillait depuis plusieurs années sur des vaccins thérapeutiques à base de protéines recombinantes contre des tumeurs ORL et pulmonaires : "Je viens de réorienter mes recherches vers l'ARN messager car il est facile à produire en laboratoire en petite quantité pour les essais précliniques sur les animaux. Cela permet de tester de nombreuses pistes en peu de temps." D'autres acteurs, comme In-Cell-Art par exemple, ont déjà développé des traitements contre différentes pathologies, mais eux non plus n'ont pas dépassé le stade de l'expérimentation animale. Comment, ensuite, aller plus loin, et réussir à produire des quantités suffisantes pour les essais chez l'homme ? 

Conscient du retard de la France dans le domaine des biotechnologies, le gouvernement a lancé en juin un plan de soutien de 800 millions d'euros pour accélérer le développement de capacités de bioproduction. Ce fonds vise toutefois des technologies plus avancées (anticorps monoclonaux, thérapies géniques ou cellulaires) : "La stratégie d'accélération ne porte pas spécifiquement sur l'ARN messager", reconnaît Emmanuel Dequier, le directeur du Grand défi Bioproduction pour la santé. "Mais certains verrous sont communs à toutes les filières des biothérapies, donc l'ARN messager devrait lui aussi bénéficier de ce plan", ajoute-t-il. Difficile pour autant de penser que cela sera suffisant face à la concurrence internationale. "Outre-Atlantique, les sommes sont d'une tout autre échelle : en juin dernier, le conglomérat américain Danaher s'est emparé d'Aldevron, un des leaders de la production d'ADN plasmidique, pour près de 10 milliards de dollars...", constate Serge Braun, directeur scientifique de l'AFM-Téléthon, et fin connaisseur du monde de la bioproduction. 

Lui-même utilisateur d'ARN messager (qu'il produit dans ses laboratoires parisiens), et ancien élève de François Jacob à l'Institut Pasteur, André Choulika, le fondateur de la biotech Cellectis, avance une autre proposition : "Au lieu de se disperser, l'Etat français devrait construire un centre de production polyvalent, uniquement destiné à fabriquer des lots pour les essais cliniques. De cette façon, les scientifiques des différentes institutions de recherche - Inserm, CNRS, Institut Pasteur, ou même du privé - pourraient évaluer leurs idées plus facilement." Cette piste n'est toutefois pas à l'ordre du jour. Alors que les sous-traitants capables de fabriquer en grande quantité des produits à base d'ARN messager se trouvent désormais largement saturés un peu partout dans le monde, ce n'est pas la moindre des difficultés auxquels les scientifiques français devront faire face.

Aprnews avec Lexpansion