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Toumani Diabaté, l’homme qui parlait à l’orchestre symphonique

Aprnews - Toumani Diabaté, l’homme qui parlait à l’orchestre symphonique - Culture - Côte d'Ivoire
Lundi, 26 avril 2021

Toumani Diabaté, l’homme qui parlait à l’orchestre symphonique

On savait Toumani Diabaté, maître griot et véritable homme-orchestre, capable de tout à la kora, et dans tous les styles. Car le musicien avait déjà montré, par la pluralité et l’excellence de ses collaborations, que son instrument savait se marier harmonieusement avec d’autres traditions, et s’acoquiner avec toutes les innovations. Il aura pourtant fallu attendre 2008 pour l’entendre en soliste avec un orchestre symphonique.

Toumani Diabaté, l'homme qui parlait à l'orchestre symphoniqueCe sublime concert avec le brillant London Symphony Orchestra (LSO) sort enfin sur disque le 23 avril, treize ans après avoir été capté au Barbican Center de Londres. Toumani l’a baptisé « Kôrôlén » (qu’on pourrait traduire par « l’ancienneté », ou « l’aînesse »). Tandis que le maestro travaille à de nouveaux projets, PAM l’a contacté à Abidjan pour remonter le temps, mais aussi parler du présent. Interview.

Comment se fait-il que vous vous trouviez en Côte d’Ivoire en ce moment ?
Je suis arrivé fin 2019 pour travailler sur mon prochain album, qui va revisiter mes trente ans de carrière et les collaborations que j’ai pu faire (avec Björk, Youssou’n’Dour, Ali Farka Touré et tant d’autres). J’avais envie qu’il y ait des cuivres, or actuellement, au Mali, on n’en trouve pas parce que les musiciens utilisent essentiellement des synthés à la place, donc je suis venu enregistrer à Abidjan, qui reste une capitale carrefour pour les musiques africaines, où sont passés des grands comme Manu Dibango, Mory Kanté ou plus récemment Fally Ipupa. Et j’ai été très bien accueilli ici !

Et puis le Covid-19 est arrivé : il y a eu les couvre-feux qui nous empêché de travailler en studio la nuit, les frontières ouvertes puis fermées, le coup d’État au Mali et l’arrivée d’un nouveau gouvernement. Bref, vu la situation, pour l’instant, j’ai décidé de rester ici, car la période n’est pas propice aux voyages. Et ici, en Côte d’Ivoire je peux encore faire des concerts. Depuis que j’ai cédé mon label Diabatéba Music à la branche Afrique d’Universal, Universal Africa (NDLR : qui produit aussi DJ Arafat, Toofan, Kiff No Beat, ou Fally Ipupa), nous avons noué un partenariat fort. Généralement, avant, la production se faisait en Occident, or mon prochain album sera entièrement enregistré sur le continent, avec beaucoup d’invités. C’est un nouveau départ.
L’album qui sort le 23 avril, Kôrôlén, a été enregistré en live, il y a plus de 10 ans, quel souvenir en gardez-vous ?
Cette collaboration avec le London Symphony Orchestra a été réalisée en 2008, et je suis vraiment très content qu’elle puisse enfin sortir parce que c’était une rencontre historique ! On avait juste fait quelques heures de répétitions avant le premier concert à guichets fermés, c’était extraordinaire et très inattendu parce qu’en musique classique, il y a rarement de place pour l’improvisation et l’oralité. Certains musiciens anglais n’avaient même jamais vu de kora de leur vie avant ce concert ! Pourtant, j’ai ressenti une liberté extraordinaire en jouant avec eux.

La kora a beaucoup voyagé depuis, elle s’est frottée à plein de domaines musicaux, même au hip-hop ou au zouglou ivoirien. Je suis passionné par les collaborations et j’ai essayé d’emmener ma kora vers le blues avec Taj Mahal, le flamenco avec Ketama, les musiques électroniques avec Björk ou Damon Albarn, etc… mais jamais la kora n’avait été soliste devant un orchestre symphonique avant ce disque !
Comment avez-vous travaillé avec autant de musiciens et si peu de répétitions ?
J’avais demandé au chef de l’orchestre, Clark Rundell, et à deux arrangeurs, Ian Gardiner et Nico Muhly — qui travaillait avec Björk à l’époque, de choisir des titres dans mes albums Mandé Variations et Heart Of The Moon, mon duo avec Ali Farka Touré, puis d’en écrire les arrangements et les partitions. Sur scène, au Barbican Center de Londres, c’était comme si on avait joué ensemble depuis toujours, ça reste une expérience unique ! Je me suis vraiment enjaillé et régalé avec l’orchestre. Je remercie le Seigneur de m’avoir donné cette chance. C’était vraiment une collaboration à 50-50 pour créer une nouvelle musique. Ils sont restés très subtils, avec beaucoup de délicatesse, de passion et d’amour. Ils ont vraiment donné le meilleur d’eux-mêmes et moi aussi.

D’une certaine façon, vous faites vous aussi de la musique classique… mandingue ?
Tout à fait ! Et c’est pourquoi j’ai choisi Kôrôlén, qui signifie l’ancienneté en bambara, comme titre de cet album, comme pour dire que l’Afrique a aussi sa musique classique, qui est bien plus ancienne que celle de Beethoven, de Mozart ou Bach. Beethoven n’a que 250 ans, or la musique classique mandingue existe depuis le 13e siècle ! Mais elle reste méconnue en Occident. Pour beaucoup, la musique africaine se résume à la fête, la danse, les percussions et des torses nus, mais nous avons tous types de musiques, y compris des musiques spirituelles, mystiques ou méditatives.
Toumani Diabaté, l'homme qui parlait à l'orchestre symphonique
Sur ce disque, vous donnez une toute autre couleur à vos anciens morceaux, comme l’hymne mandingue « Diarabi » qui devient « CanteLowes », ou — plus surprenant — « Elyne Road », une « reprise » du « Kingston Town » du groupe UB40…
« Diarabi » c’est une chanson traditionnelle d’amour mandingue que j’ai beaucoup jouée, ça parle d’une chose universelle : la maladie d’amour ! Et je lui ai donné le nom « Cante Lowes » en hommage à la rue qu’habitait Lucie Duran de la BBC qui m’a aidé à faire découvrir ma musique au public anglais. Quant à « Elyne Road », c’est le nom d’une autre rue de Londres, celle où vit Nick Gold, le producteur du label World Circuit. On avait fait une petite fête vraiment spéciale chez lui, avec sa famille et feu Ali Farka Touré, et je voulais lui rendre hommage en composant ce titre. J’ai vécu à Londres à la fin des années 80, à l’époque où ce morceau de UB40 était vraiment au top partout. D’où l’idée de composer cette chanson, qui a connu de nombreuses versions sur mes albums, et même une signée par mon fils, Sidiki Diabaté. J’aime beaucoup celle avec l’orchestre sur ce disque. Je la trouve limpide, soft : très touchante. Ça montre que la kora peut vraiment jouer tous les styles !

Quel rôle a joué Nick Gold dans votre carrière, lui qui a produit plusieurs de vos disques et qui est à l’origine de cette rencontre avec le London Symphony orchestra ?
C’est quelqu’un que je respecte énormément. On se connaît depuis 1987. Pour moi, c’est le Quincy Jones anglais des musiques du monde ! On lui doit des albums fabuleux comme ceux du Buena Vista Social Club, Ali Farka Touré, Ibrahim ferrer, Oumou Sangaré ou Afel Bocum. C’est énorme ! Nick n’a pas changé l’exécution de ma musique, mais il a pu avoir un rôle dans la proposition d’arrangements. Même s’il n’est pas musicien, j’ai toute confiance en son oreille et dans ses propositions de collaborations avec d’autres artistes. Avec ce disque, nous avons écrit une page d’histoire musicale ensemble. J’ai toujours cherché le mélange des styles et les invités, avec un certain succès je crois… Dieu merci, car ce n’est pas donné à tout le monde de faire des collaborations justes. Souvent, un style va bouffer l’autre, pourtant, c’est une histoire de donner et recevoir. Il ne faut surtout pas jouer de la musique de l’autre. C’est une règle importante. Il faut jouer ta musique et laisser l’autre jouer sa musique, car elle a son propre langage. Il faut l’écoute et c’est comme ça que l’on peut créer une nouvelle musique, comme on le fait sur ce disque de dialogue avec le London Symphony Orchestra.

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