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Penser, aimer souffrir à l’ère digitale

apr-news-Virtuel, mon amour : penser, aimer souffrir à l’ère digitale
Vendredi, 23 février 2018

Penser, aimer souffrir à l’ère digitale

CONTREPOINTS-Les mondes numériques bouleversent le couple, la famille, générant de nouvelles dynamiques sociales autour de l’image, de la représentation de soi, de l’intimité.

« Qui n’a un jour rêvé de profiter des avantages de la solitude tout en disposant à tout moment d’un important réseau d’amis ? Aujourd’hui, avec internet, ce rêve est devenu réalité, et des sites comme Myspace ou Facebook bouleversent les codes relationnels et les manières d’être ensemble. Beaucoup de nos contemporains se séduisent et se séparent dans des univers aux noms paradisiaques tels que Meetic ou Second Life. Quant à la famille, elle compte désormais moins pour certains adolescents que leur réseau d’amis virtuels ».

Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste se penche sur la question des bouleversements induits par les nouvelles technologies dans notre rapport au désir, aux autres et à nous même.

Et si les promesses du virtuel étaient trop belles pour être vraies ? Nos repères ne sont plus les mêmes, dans ce nouvel environnement où de nouvelles règles s’imposent.

Le virtuel au quotidien : nos identités en perpétuel mouvement

À l’image de l’enfant qui demande, perdu dans les bois « loup y est tu ? », notre rapport au téléphone portable est teinté d’affect : nous demandons plusieurs fois par jour à nos proches ce qu’ils font, comment ils vont, ce qu’ils ont mangé, mais derrière le geste altruiste se cache en fait un réflexe bien égoïste et une peur, celle de la solitude. « Avant même Internet, le téléphone mobile à fait de chacun le centre d’un petit monde sur lequel il règne et vers lequel il aimerait que tout converge ». 

En cas de séparation, la principale difficulté n’est pas de continuer à penser à l’autre, mais plutôt de pouvoir se le représenter, seul, attristé d’être séparé de nous et de vérifier s’il est autant que nous pouvons l’être.

Aujourd’hui, notre téléphone portable est pour ainsi dire, notre nouveau compagnon imaginaire, un doudou pour adulte. Avec les IOS, il devient lui-même un interlocuteur qui nous rappelle à sa façon, qu’il pense à nous et que nous ne devons pas l’oublier.

« Avec nos téléphones de première génération, nous cherchions à nier que la séparation à eu lieu. Avec ceux de la troisième génération, nous reconstituons à volonté une union privilégiée avec un interlocuteur toujours disponible et attentif, notre téléphone lui-même ». Le téléphone portable a donc ouvert la voie vers une révolution dans notre façon de vivre l’absence, qu’elle soit provisoire ou définitive.

Double-clic et plus si affinités : les nouvelles façons d’être ensemble

On ne compte plus le nombre de sites de rencontre et de socialisation : de Second Life à Facebook en passant par Meetic. Leur point commun : l’usager est invité à construire son profil, à partager ses centres d’intérêt, ses photos, ses vidéos et plus si affinités.

Des espaces qui portent leur lot de satisfactions inédites, comme le fait de se sentir à la fois unique et connecté au monde, mais aussi leurs déceptions. « C’est que le virtuel constitue une forme de relation à part entière avec ses règles et ses stratégies propres, qui rendent parfois le passage au réel difficile. Certains résolvent d’ailleurs ce problème en renonçant à utiliser l’un de ces mondes pour accéder à l’autre. Ils s’installent dans deux vies parallèles, l’une avec des partenaires réels « dans le réel », et l’autre avec des partenaires réels dans le virtuel ». 

Les mondes numériques bouleversent ainsi le couple, la famille, générant de nouvelles dynamiques sociales autour de l’image, de la représentation de soi, de l’intimité.

Jamais sans mon avatar : ma vie dans le virtuel

Les nouvelles technologies bouleversent nos relations avec nos proches, nos rapports amoureux, mais aussi notre rapport à la réalité.

Serge Tisseron décrit comment, un soir, il s’est étonné du confort et du plaisir qu’il avait éprouvé en passant une soirée sur le site Second Life, pendant laquelle son avatar discutait avec une jeune femme, sur la plage, bercé par le bruit des vagues. « Une réalité que j’ai choisi de faire exister et à laquelle j’ai choisi de croire. Mais une réalité qui est fondamentalement indécidable, et à laquelle je peux donner le statut qui me convient ».

Mais le monde virtuel n’est pas que de l’inédit, du neuf. D’une certaine façon, les mondes numériques portent des désirs anciens, à l’image d’un Raphaël qui, à la Renaissance, avait pour réputation de peindre ses modèles plus vrais que nature, le virtuel étend ce pouvoir à tout ce qu’il met en scène : l’herbe dans les champs, les bruissements du vent dans les feuilles, les rayons du soleil couchant au fond d’un sous-bois…

Mieux encore, il sublime ces représentations. En cédant nos vies à nos avatars, nous entrons dans une période où le déni est appelé à prendre une place considérable : la société à venir ne sera pas celle du refoulement, ou de l’exigence d’être soi.

D’autant plus que nos liens ne passeront pas par le touché, mais uniquement par la vue, sens le plus magique, par opposition au touché qui est a contrario, le sens le plus démystificateur.

Vers une nouvelle identité sociale

Les nouveaux usages des Tic impriment un mouvement général à l’ensemble de nos relations. Les sites de rencontre et leur multiplication font que l’échange virtuel n’est plus vécu comme un préliminaire à la rencontre « Irl », in real life.

Ces sites développent une forme de relation à part entière et pour certains adolescents, la vie « en ligne » et les communautés virtuelles ont plus d’importance que la famille ou les camarades de classe.

C’est au milieu de ce foisonnement d’informations, d’offres, de rencontres, que chacun d’entre nous est amené à trouver le bon interlocuteur, celui avec lequel il tissera la relation qui servira ses intérêts pour le mieux. De la surabondance de choix au déni, il n’y a qu’un pas.

Et dans les paysages sur-mesure que nous édifions autour de nous, plus de place à l’arbitraire : chacun décide du statut de ce qu’il voit, vrai ou faux, beau ou pas. « Bref, c’est constamment l’usager qui décide (…) Le danger est évidemment qu’il tranche comme cela l’arrange, selon ses désirs ou ses a prioris, en choisissant d’ignorer la part de réalité qui ne lui convient pas ».