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Libye : A qui profite le pétrole ?

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Jeudi, 11 janvier 2018

Libye : A qui profite le pétrole ?

PARISMATCH - Du désert libyen aux rivages d’Europe,  le  pétrole de contrebande coule à flots, arrosant milices et mafias. C'est la conclusion d'une enquête menée par les magistrats de Catane, qui implique un ancien footballeur maltais, un chef de guerre libyen et un membre de Cosa Nostra. 

La nouvelle est passée inaperçue et pourtant elle vaut son pesant d’or noir. Le 20 octobre 2017, alors que l’île de Malte est encore sous le choc de l’assassinat à la voiture piégée de la journaliste Daphne Caruana Galizia, un ancien footballeur de l’équipe nationale, Darren Debono, monte à bord de l’un de ses hors-bord. L’ex-star de l’équipe de Malte – 56 sélections entre 1996 et 2002 – parcourt une centaine de milles nautiques et range son bateau dans le port de Lampedusa, plus habitué à voir des vieux chalutiers rouillés ou des barcasses que des yachts de milliardaires.

Debono passe la nuit dans un hôtel puis est arrêté le lendemain matin à l’aube par la Guardia di Finanza. Les magistrats siciliens viennent d’ordonner neuf arrestations et une cinquantaine de mises en examen dans le cadre de l’opération « Dirty Oil ». Fruit de deux années d’écoutes téléphoniques et de filatures en haute mer, l’enquête a été ouverte début 2014 par une alerte de l’énergéticien Eni, la société pétrolière d’État italienne.

Rapidement, les enquêteurs s’interrogent sur la personnalité de Darren Debono. L’ex-footballeur international est le patron d’une poissonnerie dans le quartier de San Juan à Malte. Il se rend régulièrement en Sicile pour faire ses emplettes. Un jour, il acquiert des téléphones satellitaires ultra-sophistiqués dont le coût est exorbitant. Étrange pour un marchand de poissons. Le quadragénaire confie deux téléphones à l’équipage de ses bateaux : le « Basbosa Star » et le « Amazigh ». Debono livre les autres au célèbre trafiquant libyen Fahmi Ben Khalifa. Les deux hommes sont associés dans ADJ Trading, une société basée à Malte dont les comptes ne sont pas publiés.

Ben Khalifa est originaire de Zouara, la ville de tous les trafics, d’où partent la plupart des embarcations de migrants pour Lampedusa. Condamné à quinze ans de réclusion par le régime de Kadhafi pour trafic de drogue, il profite de la révolution de 2011 pour s’évader de la prison d’Abou Salim et accumule des armes afin de constituer sa milice. Au lendemain de la chute de Kadhafi, son groupe contrôle un vaste territoire, de la frontière tunisienne jusqu’au port de Zaouia à 40 kilomètres à l’ouest de Tripoli, qui abrite la plus grosse raffinerie du pays. Selon le procédé dévoilé par l’enquête, c’est là que Ben Khalifa a pu extraire des tonnes de gasoil entre 2015 et 2016. Transféré par un système artisanal vers le port d’Abu Kammash, où le chef de guerre a aménagé son propre terminal pétrolier, le carburant est ensuite chargé sur les tankers de Ben Khalifa. Il en possède plusieurs, battant pavillon du monde entier, dont l’un acquis à Misrata sous l’œil bienveillant des maîtres de Tripoli.

Pour mener à bien ses opérations, Ben Khalifa doit verser des commissions à plusieurs chefs de milices de Zaouia, dont le patron des gardes-côtes Abd Al-Rahman Milad alias « Bija ». Il traite aussi avec le commandant de la garde des infrastructures pétrolières Mohamed Koshlaf. Ce dernier a été accusé dans un rapport du groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’Onu, publié en juin dernier, d’avoir établi un centre de détention au sein même de la raffinerie de Zaouia. Des migrants utilisés comme main-d’œuvre gratuite y auraient été maintenus dans des « conditions inhumaines ». « Beaucoup d’entre eux sont battus, tandis que […] des Marocaines et des femmes d’Afrique subsaharienne sont vendues au marché local pour être esclaves sexuelles », précise le rapport.

Après avoir chargé ses tankers, Ben Khalifa désactive les trackers GPS, puis les envoie à Malte, le nœud de tous les trafics. Le point de rencontre avec ses partenaires se trouve à une quinzaine de milles nautiques à l’est de l’île, où se déroule l’opération « ship to ship ». L’équipe maltaise prend alors le relais et la marchandise est acheminée, le plus souvent par l’un des bateaux du «poissonnier» maltais Darren Debono, jusqu’au port d’Augusta en Sicile, celui de Civitavecchia ou encore à Porto Marghera à Venise. De faux certificats permettent aux transporteurs de présenter les produits comme du pétrole saoudien acquis par la National Oil Corporation, la société pétrolière libyenne. Une fois passée cette dernière étape, la marchandise est stockée, ni vu ni connu, dans les entrepôts de la Maxcom Bunker SPA. Les représentants de cette société, dirigée par l’Italien Marco Porta, se chargent alors d’écouler le gasoil sur les marchés européens. Le système est parfaitement huilé, mais les circuits financiers sont parfois difficiles à sécuriser.

Un jour, Debono s’entretient au téléphone avec Ben Khalifa qu’il appelle « Malem » (« Professeur »). Il se plaint que les autorités italiennes multiplient les contrôles, à cause des normes de lutte contre le blanchiment. « Bon écoute… la meilleure chose à faire, c’est que tu m’envoies l’argent à moi… Autant que tu peux », propose le Libyen. « C’est bon c’est fait, je l’ai envoyé depuis une autre banque », répond Debono quelques minutes plus tard. « Parfait, poursuit Ben Khalifa. Maintenant, on décharge tout de suite le “Basbosa” et le SeaMaster et on les remplit à nouveau, OK ? Et tu m’envoies l’argent, évitons les problèmes. »

Le 9 mars 2016, le groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’Onu publie un rapport sur le trafic de pétrole

Les réunions à Malte, en Sicile ou à Rome sont le théâtre d’âpres négociations. Un jour, Ben Khalifa paraît nerveux. Il demande toujours plus, tant et si bien que Debono se réfugie dans une salle attenante et appelle son partenaire sicilien. « Le Malem est furieux… Il a fumé 2 millions de cigarettes ! Il m’a fumé le “cerveau” ! » A l’autre bout du fil, Nicola Orazio Romeo tente de le rassurer.

Ce membre de la Mafia sicilienne est lié au clan de Santapaola-Ercolano. Lors d’une conversation dans une voiture truffée de micros, un proche décrit ce « Nicola » comme « quelqu’un qui a de vrais amis, quelqu’un de la véritable “malavita”, pas celle qu’on peut toucher, mais celle où personne n’ose mettre son nez ». Personne ou presque. En octobre 2015, la journaliste Ann Marlowe publie une enquête-choc pour l’« Asia Times ». Elle y dénonce l’indulgence de l’ambassade d’Italie vis-à-vis des trafiquants qui à Zouara ont pignon sur rue. Leur chef est si puissant que le port de la ville serait surnommé « le port de Fahmi ». Fahmi Ben Khalifa, « roi des trafics », est aussi le directeur d’une société basée à Malte, découvre la journaliste qui s’interroge : « Si l’Union européenne veut mettre la pression sur ceux qui ont le pouvoir de mettre fin au trafic d’êtres humains à Zouara, Fahmi Ben Khalifa serait un bon début. Pourquoi ses bateaux sont-ils autorisés à naviguer dans les eaux territoriales de Malte ? Pourquoi sa société est-elle autorisée à faire du business ? » L’article n’intimide pas les protagonistes de ce vaste trafic. Le trafiquant libyen, qui voit son nom cité, adapte son modus operandi. Ses tankers évitent Malte. La marchandise est transvasée offshore à une cinquantaine de milles nautiques de Zouara, non loin des eaux territoriales tunisiennes.

Le 9 mars 2016, le groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’Onu publie un rapport sur le trafic de pétrole. Fahmi Ben Khalifa y est décrit comme le pivot de l’organisation. Le rapport déroule les phases du trafic depuis la raffinerie de Zaouia, en passant par le port d’Abu Kammash. L’argentier du groupe modifie les circuits financiers et utilise un compte de la banque Zitouna en Tunisie. Ben Khalifa est alors protégé par de solides alliances avec les groupes islamistes qui contrôlent encore la majeure partie de l’ouest de la Libye.

Les trafics vont se poursuivre jusqu’en août 2016. Ce n’est qu’à la faveur d’un renversement des jeux politiques libyens que le roi des trafics sera finalement inquiété. Le 24 août 2017, les forces spéciales Rada qui sécurisent le gouvernement d’entente nationale à Tripoli mettent la main sur Fahmi Ben Khalifa et l’envoient en prison. Deux mois plus tard, le procureur de la République de Catane Carmelo Zuccaro lance son opération « Dirty Oil » contre ses partenaires maltais et italiens.

La situation à Zaouia n’est pas clarifiée pour autant. Répartie en une quarantaine de milices, la ville échapperait au contrôle de l’État. Le site de la raffinerie ferait, quant à lui, l’objet d’intenses combats entre les « gardiens » de Mohamed Koshlaf et la milice islamiste d’Abu Obeida Al-Zawi. Rien de neuf dans le sud de la Libye, où le pétrole continue d’être puisé pour être acheminé vers Zaouia. « Le problème, confie le militant touareg Ahmed Baye, c’est qu’il existe des dizaines de gens comme Ben Khalifa ! » En Sicile, les enquêteurs assurent continuer leurs investigations. Prochaine étape : découvrir les autres complices de Ben Khalifa. Les magistrats évoquent une « connivence évidente » avec des personnes parmi les plus haut placées au sein de la NOC, la société pétrolière d’État libyenne.