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Les Gafa, des entreprises modernes pour des monopoles à l'ancienne ?

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Vendredi, 9 octobre 2020

Les Gafa, des entreprises modernes pour des monopoles à l'ancienne ?

Un rapport parlementaire américain a comparé, mardi, la puissance des Gafa à celle des grands monopoles américains de la fin du XIXe siècle. Un parallèle pertinent à plus d’un titre, selon des historiens interrogés par France 24.

L'ère du numérique ne serait-elle pas si éloignée de celle de l'industrialisation ? Les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) seraient les équivalents modernes des barons du rail et des magnats du pétrole de la fin du XIXe et début du XXe siècle, à en croire un rapport au vitriol, très attendu, des parlementaires américains sur la place occupée par les géants de la tech dans l'économie, publié mardi 6 octobre.

Après seize mois d'enquête et d'innombrables auditions, les élus de la Chambre des représentants ont estimé que le temps était venu de passer à la vitesse supérieure pour limiter le pouvoir de ces maîtres du Net. Les républicains ont beau ne pas suivre les démocrates au sujet des mesures à prendre - démanteler les Gafa, limiter les possibilités d'acquisition de concurrents ou encore faciliter les recours judiciaires contre eux -, ils partagent le même constat : les quasi-monopoles de ces mastodontes rappellent ceux de l'époque de la Standard Oil Company, des Rockefeller et autres Vanderbild (chemin de fer).

Des similitudes à la pelle

Ce parallèle ne tient, certes, pas compte du contexte historique. À l'aube du siècle dernier, les États-Unis s'industrialisaient à grande vitesse et les salaires grimpaient alors qu'aujourd'hui, le pays est plutôt marqué par une certaine désindustrialisation avec des rémunérations qui stagnent. Mais, nonobstant ces différences, ce rappel du passé est "bien plus que pertinent historiquement, puisque les Gafa sont les versions modernes de ces entreprises du passé puissance 1 000, en terme de capitalisation ou de parts de marché", assure Romain Huret, spécialiste de l'histoire américaine et vice-directeur de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), contacté par France 24. 

Mais les similitudes ne se limitent pas au poids économique, estime l'historien du capitalisme américain Noam Maggor. Elles sont bien plus profondes, à commencer par la manière dont ces empires économiques se sont construits en vampirisant l'action publique. "Les géants du rail ou du pétrole ont bénéficié de la planification du territoire par le gouvernement et de subventions publiques pour croître, tout comme les Gafa ont bâti leur fortune sur le dos de recherches et développement faits par l'État", rappelle ce chercheur à la Queen's Mary University de Londres, contacté par France 24. Google Maps et les systèmes d'exploitation pour les smartphones en général ne seraient rien, par exemple, sans le développement du GPS par l'armée américaine.

Apple, Amazon et les autres disposent aussi d'une force de frappe capable d'influer sur des pans entiers de l'économie, similaire à celle des grands "trusts" du passé. "À l'époque, la décision d'une compagnie de chemin de fer de passer ou non par une ville pouvait sceller le sort économique de la communauté", rappelle Noam Maggor. Le combat sauvage que se sont livrés, en 2017 et 2018, des dizaines de villes américaines pour avoir le privilège d'accueillir le deuxième siège social d'Amazon démontre aussi l'influence de ces mastodontes sur l'économie locale. 

Les géants du passé et du présent partagent également une même vision "très peu favorable aux droits des travailleurs avec un non-respect, par exemple, des horaires de travail", note Romain Huret. L'adhésion à un syndicat est, au mieux, découragée par les Gafa et, au pire, sanctionnée. Ainsi, Amazon avait mis en ligne, début septembre, une annonce d'emploi pour un analyste capable de détecter les "menaces syndicales". Une sorte de version 2.0 des briseurs de grèves d'antan ?

Pas seulement une question économique

Les similitudes se retrouvent jusque dans les réponses des Gafa aux conclusions du rapport de la Chambre des représentants. Tous ont affirmé que les mesures proposées - comme le démantèlement - constitueraient des freins à l'innovation et "ne seraient pas bénéfiques pour le consommateur". "C'est la même rhétorique que celle utilisée par les magnats de l'époque, qui assuraient que s'en prendre à eux revenait à se mettre en travers du chemin du 'progrès' et était contraire aux intérêts des consommateurs", souligne Noam Maggor.

"Personne ne nie l'impact économique positif de ces entreprises. Le rapport s'intéresse moins à la question de leur rôle économique qu'à celle de la fonction sociale de ces groupes", précise Romain Huret. Et c'est tout l'intérêt de la démarche des élus pour Noam Maggor : elle rompt avec "l'idée, qui prévaut depuis trente ans aux États-Unis, qu'il ne faut punir que les comportements dont le consommateur pâtit", note l'historien américain. 

Cette doctrine a permis aux Gafa de passer entre les mailles du filet en offrant, comme Facebook ou Google, des services gratuits ou en affirmant, comme Apple et Amazon, que leur plateforme a donné naissance à un riche écosystème où le consommateur a le choix.

Mais le rapport parlementaire "adopte une approche plus ancienne de la lutte contre les abus de position dominante, qui est plus politique et consiste à s'assurer que ces géants n'échappent pas à tout contrôle", souligne Noam Maggor. 

C'est pourquoi il pense que ce rapport est important, car il vient rappeler que les utilisateurs de ces plateformes internet "ne sont pas que des consommateurs mais aussi des citoyens qui n'ont peut-être pas envie qu'une poignée de grands groupes contrôlent" toutes les informations les concernant. C'est la "même approche qu'avaient adopté" les élus qui s'étaient attaqué aux monopoles des trusts d'antan, rappelle ce spécialiste du capitalisme américain.

L'historien français Romain Huret trouve aussi que le travail des parlementaires américains va dans le bon sens… en théorie. Car les recommandations pratiques faites par le rapport le laissent davantage dubitatif. Elles sont ambitieuses sur le papier, mais, à l'instar de l'idée de démanteler ces groupes pour les rendre moins puissants, elles "semblent peu réalisables", estime-t-il.

Surtout, il note l'absence de toute recommandation quant à l'imposition de ces groupes "alors que ce serait le moyen le plus efficace de lutter contre leur influence". Un "oubli" qui ne l'étonne pas : "Il faut bien se rendre compte que l'essor des géants du Net doit beaucoup aux politiques accommodantes des démocrates, et que les groupes de la Silicon Valley figurent parmi les principaux donateurs des candidats de ce parti", souligne l'historien français. En d'autres termes, ce rapport, c'est un peu le serpent qui se mord la queue, d'après lui : il dresse le constat "juste" que l'abus de position dominante n'est pas qu'une question économique et doit aussi s'apprécier au regard de l'influence politique et sociale de ces groupes… mais se garde bien de préconiser les remèdes les plus efficaces de peur de perdre une source de financement politique.

Avec France 24