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Hafsa Al-Rakuniya, la poétesse andalouse

Aprnews - Hafsa Al-Rakuniya, la poétesse andalouse - Au Féminin -
Samedi, 8 janvier 2022

Hafsa Al-Rakuniya, la poétesse andalouse

Hasfa Bint Al-Haj Al-Rakuniya, plus connue par son prénom, marqua Al Andalus au XIIe siècle avec sa poésie.

Ce fut à Marrakech où cette femme riche de son savoir et de sa noblesse se consacra plus tard à l’enseignement des princes almohades, jusqu’à son décès en 1191.

Certains historiens la surnommèrent «la poétesse aux deux amants», mais elle en eut plusieurs, en réalité. D’autres témoignèrent de la beauté de son verbe, de la richesse de son savoir et de son franc-parler. Ainsi Hasfa Bint Al-Haj Al-Rakuniya marqua le XIIe siècle en incarnant notamment l’antinomie de l’image que l’on pourrait se donner d’une femme à l’époque médiévale : pieuse, obéissante et conformiste.

Dès sa naissance en 1135 au sein d’une famille amazighe aisée à Grenade, cité alors dominée par les Almoravides (1042 – 1147), Hafsa ne fut rien de tout cela. Au contraire, la qualité de sa poésie laissa les chercheurs déduire qu’elle reçut une éducation assez poussée. En effet, naître et grandir dans le cœur battant d’Al Andalus que fut Grenade au XIIe siècle signifiait beaucoup, d’un point de vue politique, religieux, mais également culturel et artistique.

La chercheuse en histoire Osire Glacier le souligne d’ailleurs, dans son ouvrage «Femmes politique au Maroc d’hier à aujourd’hui – la résistance et le pouvoir au féminin» (Editions Tarik, 2012), en décrivant une ville où les parents «se préoccupaient du raffinement de l’esprit de leurs filles et leur enseignaient la poésie, la littérature et la musique». Hafsa n’y échappa donc pas, ce qui lui permit de développer tôt sa connaissance littéraire et de se forger une forte personnalité.

Une poétesse qui enchanta la cour de Grenade

Les biographes décrivirent souvent une femme éduquée, belle, noble, intelligente, écrivant des vers avec une grande facilité. Ainsi, sous les Almohades (1121 – 1269) qui prirent Grenade en 1154, elle se fit connaître sur la scène publique, tandis que le poète et aristocrate Abou Jaâfar Ibn Saïd fut épris d’elle. Fils du seigneur de Qalat Yahsub, il assistait son père dans la gestion des affaires publiques. 

Si la relation dura une dizaine d’années, elle ne fut pas l’unique de Hafsa. En effet, celle-ci tomba amoureuse aussi du gouverneur almohade de Grenade, Abou Saïd Othman, qui était lui aussi un poète distingué. Osire Glacier confirme que cette femme eut plusieurs amants sans jamais s’en cacher, même qu’une partie importante de ses écrits furent un véritable «éloge à l’amour et à la sensualité».

Moins de quatre ans après s’être fait connaître grâce à ses premiers poèmes, Hafsa gagna la confiance de la cour de Grenade, au sein de laquelle elle occupa une place importante. Ceci l’aida grandement à développer une riche activité littéraire et éducative, dont les échos dépassèrent la cité andalouse pour parvenir jusqu’au calife almohade Abdelmoumen (1130 – 1163), qui n’était autre que le père d’Abou Saïd Othman.

Peu de temps plus tard, la poétesse fut envoyée devant le calife almohade à Rabat en 1158, en compagnie d’autres poètes andalous. Admiratif de la poésie de Hafsa, le sultan offrit à celle-ci un Rakuna près de Grenade, une sorte de salon littéraire où elle créa une grande dynamique et put, par ailleurs, acquérir une autonomie financière. De ce lieu, elle fut connue comme étant Al-Rakuniya.

Des intrigues amoureuses mêlées à la vie politique

Cette situation compliqua la relation de Hafsa avec Abou Jaâfar, puisque ce dernier rivalisait considérablement avec le gouverneur de Grenade. Une certaine jalousie s’installa, comme le retracèrent des écrits échangés entre les deux. Dans l’un des échanges, Hafsa, citée par Osire Glacier, réprimandait Abou Jaâfar en lui reprochant de ne rien savoir sur les codes de l’amour.

Tu es dans l’erreur la plus complète et le pouvoir que tu détiens ne te donne aucun avantage.

Depuis que tu es dans cette compétition, tu n’as pas cessé d’avoir la sécurité pour compagne ;

Mais voici que tu viens de faire un faux pas et que tu t’es couvert de honte en divulguant ton amertume.

Par Dieu, les nuages versent en tout temps leurs eaux ;

En tout temps aussi la fleur fait éclater sa kimama !

Si tu avais connu mon excuse, tu aurais retenu ta médisante langue.

De son côté, l’universitaire Nadia Laachiri, dans sa contribution à l’ouvrage collectif «Des femmes écrivent l’Afrique – L’Afrique du Nord» (Editions Kathrala, 2013), explique la situation de Hafsa et de son amour partagé entre deux hommes influents, poètes de surcroît. «Avec le premier de ces hommes [Abou Jaâfar], Hafsa Al-Rakuniya échangea des poèmes qui furent préservés. Dans certains d’entre eux, elle exprima son amour, dans d’autres, elle évoqua des craintes secrètes sur les conséquences de cet amour ; dans d’autres encore, elle exprima de la jalousie, parce que son amant avait passé trois jours et trois nuits avec une esclave noire», écrit-elle.

Par ailleurs, Nadia Laachiri note que l’amour de Hafsa pour Abou Jaâfar «fut source de problèmes qu’elle tenta de résoudre à sa façon», surtout lorsque l’homme fut nommé vizir sous la tutelle d’Abou Saïd Othman. D’un côté, la poétesse fit part à ce dernier de ses félicitations, à l’occasion d’une célébration religieuse, n’omettant pas de mentionner leur relation distinguée. De l’autre, Abou Jaâfar n’en fut que jaloux encore et écrivit une lettre à Hafsa, dans laquelle il décrivait le gouverneur comme étant un «esclave noir».

Une vengeance politique au goût de la jalousie

Aussi Abou Jaâfar demandait-il à la poétesse d’expliquer ce qui l’attirait chez l’homme fort de Grenade. «Je peux t’acheter dix esclaves comme lui», finit-il par lui lancer, cité par Nadia Laachiri. Celle-ci indiqua que cette déclaration mit le prétendant de Hafsa dans une situation encore plus délicate vis-à-vis du gouverneur de Grenade.

De plus, Abou Jaâfar avait été en première ligne de front dans une tentative de rébellion contre les Almohades, après avoir demandé à être démis de ses fonctions. Ceci accéléra sa chute, le poussant à vivre caché. Pour sa part, Abou Saïd Othman développa un sentiment insatiable de vengeance. Un sentiment qui finit par coûter la vie à Abu Jaâfar, arrêté, emprisonné puis crucifié en 1163, comme le rapporte Osire Glacier.

Profondément attristée, Hafsa Al-Rakuniya porta des vêtements de deuil au péril de sa vie, puisqu’elle fut elle aussi menacée par le gouverneur de Grenade. Après quoi, elle partit vivre à Marrakech. Abandonnant vraisemblablement la poésie et se consacrant entièrement à l’enseignement comme l’expliqua Nadia Laachiri, Hafsa se chargea de l’éducation des princesses jusqu’à sa mort, dans le palais califal almohade. Cependant, nombre d’éléments de sa vie hors du commun restèrent épars, comme le fit remarquer Osire Glacier.

«Hafsa avait-t-elle vraiment délaissé la poésie après cette perte, comme l’affirmèrent certains historiens ? Ou serait-ce tout bonnement que les biographes ne retinrent pas ses poèmes parce qu’elle n’était plus en interaction avec des hommes puissants ?»

Osire Glacier

Un constat resta sûr aux yeux de la chercheuse, indiquant que la biographie de Hafsa présentait une lacune d’environ une vingtaine d’années, «délai au terme duquel Hafsa ressurgit sur la scène de l’histoire, cette fois-ci en tant que professeure parmi les meilleurs de son temps».

 

Ghita Zine Pour Aprnews