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Erdogan, la nouvelle Turquie et l’Afrique

Recep Tayyip Erdoğan - Sommet Turquie-Afrique - Relations - Actualité - Turquie - Aprnews
Jeudi, 9 décembre 2021

Erdogan, la nouvelle Turquie et l’Afrique

[La chronique géopolitique de Benoit Ngom]. Pour décrypter l’actualité et apporter de la profondeur géopolitique et géostratégique aux informations, le professeur Benoit Ngom  traite dans ces colonnes d’une rubrique hebdomadaire, à retrouver tous les jeudis.

Les relations actuelles entre la Turquie et l’Afrique sont intimement liées à la volonté et  à la clairvoyance du Président Recep Tayyip Erdoğan qui y a vu une bonne opportunité pour consolider sa politique de refondation de la Turquie. En effet, il est incontestable qu’a bien des égards, Erdogan est en train de transformer la Turquie qu’il entend positionner dans le monde comme puissance montante. C’est dans cet esprit qu’il tient à rappeler au Monde que, dans ses aspects les plus positifs, son pays est l’héritier de l’Empire Ottoman et qu’en cela il est le dépositaire de grandes valeurs culturelles qui n’ont rien à envier à aucune autre civilisation. La Turquie, ainsi, peut se targuer d’être le pays musulman le plus industrialisé et évoluant dans le cadre d’une démocratie laïque consolidée depuis des décennies.

 Tout ceci, permet à la Turquie de disposer d’un soft power très étendu au service de sa politique. Ainsi, si nous acceptons que la Puissance d’un pays ne se définit plus seulement par sa capacité de destructions militaires mais par sa capacité d’influencer les autres peuples avec sa culture et son savoir-faire, la Turquie est une réelle puissance du 21 e siècle.

 Quand la part noire de la Turquie s’affirme

Le prochain sommet Turquie Afrique de décembre 2021 nous donne l’occasion d’esquisser une réflexion portant sur les relations entre ce pays et le Continent africain. Comme les autres régions du monde depuis plus de Cinq siècles, la rencontre avec les noirs d’Afrique, s’est faite malheureusement à travers l’esclavage dans l’empire ottoman.

Les esclaves africains venus de l’Afrique de l’Est contribuèrent au développement de l’agriculture dans certaines régions. Bien que beaucoup d’esclaves ne survécurent pas au traitement qu’ils purent subir dans l’empire Ottoman, certains d’entre eux ont eu, paradoxalement, un vécu très envié qui est passé dans l’histoire ou la légende. A cet égard, on peut évoquer l’histoire pittoresque de Kizlar Agasi ou «le chef des filles», le premier Noir à avoir reçu le titre de Chef des Eunuques en 1587 et «qui cumula par la suite les titres de Pacha, Commandant des hallebardiers du palais, et Intendant des mosquées impériales et des fondations pieuses de la Mecque et de Médine».

 On dit que Kizlar Agasi fut même craint sur tout le territoire de l’Empire ottoman grâce à son rang et ses liens étroits avec le sultan. Ses fonctions politiques et religieuses lui conférèrent un statut tout particulier et firent de lui l’un des Noirs les plus puissants du monde de l’époque. Toujours est-il que la révolution de Mustafa Kemal Atatürk mit fin définitivement en 1924 à cette pratique en adoptant des lois qui établissaient l’égalité des citoyens dans la nouvelle constitution du pays.

 Cette minorité composée d’afro descendants qui, comme en général les autres noirs de la diaspora, a tout perdu de sa culture d’origine notamment sa langue, commence aujourd’hui à se faire entendre en cherchant à connaitre et à mieux faire partager son passé et ses origines. Parmi les animateurs de ce mouvement culturel, on peut citer Mustafa Olpak qui se présente comme un petit-fils d’esclaves Kenyans qui publia un écrit intitulé « Cote des esclaves » et qui a également fondé une association Afro-Turque pour la préservation du patrimoine culturel de ces afro descendants.

 A cet égard, il faut signaler que ce mouvement de renaissance culturelle, même s’il n’avait pas toujours été accepté, bénéficie actuellement d’une compréhension active de l’Etat. Ainsi, en 2007 fut ressuscitée la fête des esclaves durant l’Empire Ottoman dénommé Dana Bayrami et qui avait été interdite par les autorités turques. Certains ont pu penser, à cet égard, que l’arrivée de Barack Obama au pouvoir au USA et sa visite en Turquie en 2009, ajoutée à l’orientation très africaine de Erdogan vers l’Afrique auront encouragé ce mouvement. Toujours est-il que la partie majoritaire de la population turque n’y voit que l’expression culturelle d’une minorité dont l’ancrage à la nation turque ne souffre d’aucun doute.

Cette empathie de la Turquie officielle, mais aussi globalement de la population turque a l’égard de ce qui vient de l’Afrique, est une réalité, malgré certaines critiques qui furent émises dans certains milieux pour dénoncer le mauvais accueil qui fut réservé aux migrants africains. D’ailleurs, cette empathie n’a nullement été écornée par le souvenir douloureux de la guerre des Dardanelles où les «tirailleurs sénégalais» en grand nombre musulmans, durent affronter leurs frères en l’Islam de Turquie qui combattaient dans le camp adverse. C’est en considération de ces douloureux événements que le Président Macky Sall du Sénégal fut invité par le Président Erdogan en 2015 à commémorer les 100e anniversaire de cette bataille en se rendant au cimetière des soldats musulmans venus d’Afrique qui est toujours considéré avec respect par la Turquie.

Turquie, émergence d’une nouvelle Puissance

 La Turquie est un pays globalement musulman, qui pour avoir dominé, durant la période ottomane, beaucoup de pays européens ou du monde arabe et islamique, dispose de connaissances exceptionnelles des fondements de la religion du prophète Mohamed(psl,). Par conséquent, c’est un pays qui dans ce domaine n’a pas grand-chose à apprendre des autres. Ainsi la laïcité que prône la Turquie pourrait être un phare et un repère pour de nombreux pays africains dans lequel l’islam prosélyte, porté par des éléments dont les connaissances approximatives de cette religion de tolérance peut causer des dégâts dans des populations généralement analphabètes ou illettrées.

 Par ailleurs, le système politique de la Turquie dans un monde où l’islam du Moyen-Orient semble donner la préférence à la théocratie en se détournant des valeurs de la démocratie pluraliste, fait que ce pays est porteur d’espoir pour les musulmans qui vivent dans des pays où les seules perspectives politiques sont les démocraties confessionnelles ou les dictatures.

La Turquie a eu à affirmer sa position de puissance montante à diverses occasions, soit en évoquant la légitime défense de ses forces aériennes pour abattre en 2015 un Su-24 russe en Syrie, soit en refusant   de se soumettre aux injonctions de l’OTAN et des USA qui lui demandaient de ne pas acheter le système russe de défense anti aérien S-400. Dans le même esprit, récemment , la Turquie a voulu expulser plusieurs diplomates occidentaux qui avaient osé, en violation de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, critiquer une décision de sa  justice. Cette confiance en soi et en ses valeurs nationales sont la marque de fabrique du système politique dont Erdogan est le porte-drapeau dans le monde. D’abord en Europe, où la Turquie a montré qu’elle n’acceptait pas de troquer ses valeurs fondamentales de civilisation pour une adhésion à l’UE.

Au Moyen Orient, de tous les pays musulmans, la Turquie est celui qui aura mis le plus ses intérêts en jeu pour défendre la cause palestinienne face à Israël. A cet égard, pour beaucoup de musulmans à travers le Monde, la Turquie est aujourd’hui le seul pays capable de se prononcer sans réserve sur tous les problèmes qui concernent la Oumma islamique

Une relation avec l’Afrique bien arrimée

 En s’appuyant sur ses postions patriotiques, généralement partagées par sa population, Monsieur Erdogan dès son accession au poste de Premier Ministre en 2003, profitant de la stagnation des projets d’admission de la Turquie à l’UE, s’est tourné progressivement vers l’Afrique qui va lui offrir des opportunités économiques, militaires, culturelles et diplomatiques. La Turquie va ainsi tisser progressivement et sûrement une toile d’araignée diplomatique avec les pays africains qui progressivement reconnaissent son leadership international. A cet égard, depuis l’arrivée de Erdogan au pouvoir, la représentation diplomatique turque en Afrique est passée de 12 à 43 ambassades aujourd’hui. Cette présence de la Turquie en Afrique est bien accueillie par une jeunesse africaine  qui a soif de voir les pays de son continent   diversifier leurs relations internationales. Cette jeunesse est prête à jouer sa partition dans la réalisation des objectifs fixés par les Sommets Turquie -Afrique.

Sur le plan culturel, s’appuyant sur son Institution DIYANET, la Turquie a réalisé de nombreux programmes humanitaires, développé de nombreuses œuvres caritatives, construit de nombreuses mosquées dont la plus représentative, à ce jour, est la réplique de la Mosquée bleue d’Istanbul à Accra (Ghana) réputée être la deuxième la plus grande de l’Afrique de l’Ouest.  La Turquie, dans le domaine des réalisations économiques a démontré aux africains ses capacités techniques, sa rigueur dans le respect des délais souscrits et son engagement à respecter les partenaires locaux sans aucun esprit de supériorité mal venu ou de condescendance inopportune. En cela, la Turquie est de plus en plus considérée comme un partenaire privilégié pour de nombreux pays africains.

Sur le plan militaire, ce pays qui est doté d’une importante industrie d’armement et des écoles de formation militaire de haut niveau dispose d’une des armées les plus opérationnelles qui a fait ses preuves dans de nombreux théâtres d’opérations dont la Syrie. A cet égard, les conflits au Sahel ou en Libye par exemple offrent une opportunité à la Turquie de donner sa mesure dans le domaine militaire.

Quel avenir pour les relations Afrique-Turquie ?

La question est de savoir, dans le cadre de la démocratie pluraliste de Turquie, où des alternances de régime peuvent normalement se produire est-ce que la qualité actuelle de ses relations avec l’Afrique survivrait à un départ de Erdogan de la tête de ce pays ? En réponse à cette question, l’on peut souligner que la Turquie a fondé ses relations, sur l’influence de la religion musulmane, sur une remarquable pénétration économique et un bon maillage diplomatique. Aujourd’hui, pour bon nombre d’Africains musulmans, Erdogan est le porte-drapeau de l’Islam dont il défend les fidèles de la Palestine au coin les plus reculés du Monde.

Les Ambassadeurs de Turquie, porteurs d’un message politique, économique et humanitaire  ont su arrimer leur pays à l’Afrique pour longtemps en l’intégrant à l’Union Africaine  en qualité d’observateur et ensuite comme partenaire stratégique, en permettant à leur pays d’être membre non régional de la Banque Africaine de Développement-BAD et, enfin, en faisant le partenaire de la quasi-totalité des organisations sous régionales africaines dont la plus structurée est la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest -CEDEAO. Pour couronner le tout, la diplomatie turque a ouvert à travers l’Afrique de nombreux bureaux de l’Agence de Coopération et de Coordination de la Turquie en Afrique (TIKA).

Ces instruments diplomatiques constituent des relais fiables pour la mise en œuvre effective des conclusions des Sommets Turquie -Afrique qui constituent un cadre idéal de concertation ou peuvent s’élaborer les termes d’une coopération fructueuse et durable entre la Turquie et le Continent Africain.

Dr. Benoit Saliou NGOM est diplômé des Universités de Paris I, Panthéon-Sorbonne et Paris II, Panthéon-Assas en Droit Constitutionnel, en Etudes Approfondies de Droit Public Général, en Etudes Approfondies de Développement et en Etudes Internationales Comparatives. Docteur d’Etat en droit, il a enseigné à l’université d’Amiens et de Saint-Denis (Paris VIII). Il est le Président-Fondateur de l’Académie Diplomatique Africaine, Président d’Honneur et fondateur de l’Association des Juristes Africains, et membre fondateur d’Amnesty international.

Parmi ses publications :

  • L’arbitrage d’une démocratie en Afrique : La Cour suprême du Sénégal (ed. Présence Africaine, Paris, 1989)
  • Les droits de l’homme et l’Afrique (ed. Silex, Paris, 1984)
  • Droits de l’homme droits des peuples (ed. PUF Paris Enseignement : Université d’Amiens et de Paris VIII, 1982)

Aprnews avec Financialafrik