Vous êtes ici

Back to top

Dans un Liban en crise, le Hezbollah ouvre des supermarchés à sa clientèle

Aprnews - Dans un Liban en crise, le Hezbollah ouvre des supermarchés à sa clientèle - Actualité - Liban
Vendredi, 16 avril 2021

Dans un Liban en crise, le Hezbollah ouvre des supermarchés à sa clientèle

Au Liban, à l’heure où de nombreux produits sont hors de prix, le Hezbollah a lancé une chaîne de supermarchés approvisionnés avec des produits syriens, irakiens et iraniens à prix réduit. Pour pouvoir y faire ses courses, il faut obtenir une carte délivrée par le parti chiite, qui tente ainsi d'apaiser la colère de son public dans un pays confronté à la crise et à l'inflation.

Dans un Liban en crise, le Hezbollah ouvre des supermarchés à sa clientèle
Le parti libanais du Hezbollah a récemment ouvert plusieurs supermarchés dans les quartiers de Beyrouth dans lesquels il est influent, ainsi que dans la Békaa et le sud du pays.

Cette démarche intervient dans un contexte de crise économique, sociale et politique aiguë au Liban, où de nombreux produits alimentaires sont désormais hors de prix, quand ils ne sont tout simplement pas introuvables. Une manière pour le mouvement pro-iranien de contenir la colère de son public, confronté à la crise et à l'inflation, tout comme le reste des Libanais.

Baptisée "Al-Sajjad", en référence à l'imam Ali Al-Sajjad, une figure de l'islam chiite connue pour sa générosité, cette chaîne de supermarchés vend des produits syriens, irakiens et iraniens, selon un responsable au sein du parti qui a requis l'anonymat.

"Pour pouvoir faire ses courses dans ces supermarchés, il faut obtenir une carte délivrée par le Hezbollah, explique-t-il. Les personnes éligibles pour l'obtention de la carte Al-Sajjad sont celles qui touchent moins de 1 500 000 livres libanaises par mois [environ 105 euros sur le marché noir, NDLR] ", ajoute-t-il. Au Liban, plus de la moitié de la population vit aujourd'hui sous le seuil de pauvreté et la devise nationale a perdu plus de 80 % de sa valeur.
"Tous ceux qui sont dans le besoin peuvent faire leurs courses chez nous, quelle que soit leur appartenance religieuse et même s'ils ne font pas partie des partisans du Hezbollah ", assure ce responsable.

Mais pour l'instant, la majeure partie de la clientèle est issue de la communauté chiite et cette chaîne de supermarchés n'est pas sans soulever de nombreuses questions.

Depuis de nombreux mois, le Hezbollah est soupçonné de faciliter la contrebande de plusieurs produits alimentaires vers la Syrie, dont le sucre et la farine, contribuant ainsi à vider les rayons et à priver les Libanais des mêmes produits de base qu'il vend dans ses supermarchés.

Aucune indication n'a été fournie par le Hezbollah sur le nombre de clients qui ont obtenu la carte, mais certains proches du mouvement armé estiment que plus de 8 000 personnes en bénéficient.

Des habitants sollicités par des membres du Hezbollah

Au Liban, le Hezbollah mise sur le clientélisme alimentaire

Lina*, 40 ans, célibataire et au chômage, fait partie de ceux qui font leurs courses dans les supermarchés Al-Sajjad. Cette habitante d'un petit village de la Békaa dit avoir reçu la visite de membres du parti chiite qui lui ont offert la carte, au vu de sa situation économique difficile, et sans qu'elle en fasse la demande.

"Ces commerces ont des allures de grands dépôts et ils ne désemplissent pas. J'ai pu acheter du lait, du riz, du sucre et de l'huile végétale à prix réduits", se réjouit Lina, qui assure ne pas être membre du Hezbollah.

"Chaque détenteur de la carte Al-Sajjad a droit à une quantité déterminée de produits tous les mois, dont 5 kg de riz, 5 kg de sucre, 5 litres d'huile de cuisson, 4 kg de poudre à laver, 3 paquets de pâtes, 4 boîtes de thon ou encore 2 bouteilles de liquide vaisselle", explique-t-elle par ailleurs.

Hassan*, enseignant de 39 ans et père de deux enfants, a également été abordé par des membres du Hezbollah issus de son village et qui lui ont proposé de lui fournir la carte Al-Sajjad. "Ils m'ont uniquement demandé une copie de ma carte d'identité. Ils savent qui je suis et me font confiance", indique Hassan, qui habite à Nabatiyé, dans le Sud. "Nous avons droit à une remise de 35 % pour tout achat de plus d'un million de livres. Cette carte nous permettra même d'accéder à terme à des soins de santé à prix réduits", assure-t-il.

"L'État n'existe plus…"

Le Liban impuissant face à la flambée des prix

"La vente de produits alimentaires par le Hezbollah a certainement des visées électorales, mais les plus pauvres ont des besoins pressants", analyse pour sa part Maya*, 38 ans, employée dans un média proche du parti. Maya n'a pas obtenu la carte Al-Sajjad car elle n'est pas considérée comme prioritaire, mais elle explique que de nombreux Libanais en ont urgemment besoin. "Il y a des coins reculés et pauvres au Liban dont l'État ne s'occupe pas depuis des années. Les habitants de ces régions acceptent donc toutes les aides qu'ils peuvent recevoir", souligne-t-elle.
L'enthousiasme des partisans du Hezbollah pour cette chaîne de supermarchés n'est pas partagé par tout le monde. Le journaliste Mounir Rabih met en garde contre le danger posé par une tel projet, dans un pays où l'État est de plus en plus défaillant. "Le Hezbollah répète à son public que ni l'État ni les associations ne pourront l'aider, ce qui est très dangereux. Cela veut tout simplement dire que l'État n'existe plus. De cette manière, le parti chiite sape le concept de l'État dans l'inconscient des gens ", analyse Mounir Rabih.

Selon lui, cette initiative est la preuve d'une "volonté du Hezbollah de maintenir une certaine stabilité au sein de la communauté chiite et d'interdire tout mouvement de contestation et de révolte". "Le Hezbollah a tout le temps peur de la colère de sa communauté. Il veut à tout prix éviter tout mouvement de colère lié à la faim", explique le journaliste.

Il révèle par ailleurs que le parti chiite "travaille sur le long terme car il considère que c'est une crise qui ne sera pas réglée rapidement". "Le Hezbollah espère proposer un plan complet d'aides sociales, en misant notamment sur le développement des soins de santé dans le futur", souligne Mounir Rabih. Ce dernier rappelle que "le parti chiite considère qu'il est victime d'une machination ourdie contre lui par les États-Unis, afin de le mettre à genoux". "Sa réponse est que son public n'aura pas faim et qu'il a ses propres circuits d'approvisionnement qui passent par l'Iran, la Syrie ou l'Irak", analyse-t-il.

Adam*, photographe de 40 ans issu d'un village sunnite du sud du Liban, porte lui aussi un regard critique sur les projets du parti chiite. "Le Hezbollah tente de contrôler sa base populaire par tous les moyens. La carte Al-Sajjad reflète son côté institutionnel et montre que ce parti a les moyens pour remplacer l'État. Je pense même qu'il l'a déjà remplacé. Le Liban est désormais une province au sein de l'État du Hezbollah", se désole Adam. "À travers sa chaîne de supermarchés et ses produits à prix réduits, il fait tout pour que la rue chiite voit en lui l'unique recours face à la crise", conclut-il.

*Les prénoms ont été changés, à la demande des personnes interviewées.

France 24