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Covid-19 : les travailleurs du sexe craignent pour leur avenir

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Dimanche, 7 juin 2020

Covid-19 : les travailleurs du sexe craignent pour leur avenir

Estelle Lucas travaille comme escorte depuis dix ans à Melbourne, en s'efforçant de nouer des relations avec ses clients. Mais la propagation de la Covid-19 et le besoin de distanciation sociale ont entraîné l'interdiction de la prostitution, ce qui lui fait craindre que ces efforts ne soient réduits à néant.

"Si je ne travaille pas pendant six mois, beaucoup de gens vont m'oublier", dit-elle.

"Je ne peux pas contacter mes clients et simplement avoir une conversation avec eux. Cela ne fonctionne pas dans mon secteur. Nous devons construire une intimité et ce n'est tout simplement pas possible dans l'environnement actuel", ajoute-t'elle.

Avant l'épidémie de coronavirus, Estelle dit qu'elle gagnait un revenu supérieur à la moyenne et qu'elle espérait rembourser bientôt l'hypothèque de sa maison dans la banlieue de Melbourne.

Aujourd'hui, elle a perdu la quasi-totalité de ses revenus. Elle a essayé de s'adapter en déployant son entreprise en ligne, mais elle affirme que cela ne peut remplacer le contact physique.

"Malheureusement, il y a des choses qui ne peuvent pas être transférées en ligne", dit-elle. "J'ai fait des efforts pour offrir des services sur Internet, mais tout le monde n'est pas doué avec la technologie. Certains de mes clients ne savent même pas vraiment comment utiliser un smartphone", explique-t-elle.

Alors que le gouvernement régional a établi une feuille de route claire pour la réouverture des restaurants et des cafés, il n'y a pas eu de plan pour l'industrie du sexe. Cette incertitude, associée aux nombreuses inconnues entourant le virus lui-même, a laissé de nombreux travailleurs du sexe dans une profonde anxiété.

"J'ai peur que tout mon travail ne sois réduit à zéro et que je doive commencer à me battre comme à mes débuts", déclare Estelle. Elle craint également pour la santé de ses clients. "Est-ce qu'ils vont au moins être là ? Je suis très nerveuse", dit-elle.

L'aide financière du gouvernement australien est disponible pour ceux qui ont perdu leurs revenus à cause de la crise du Covid-19, mais pour avoir droit à cet argent, les travailleurs doivent être en mesure de prouver qu'ils ont payé des impôts - ce que les travailleurs du sexe non déclarés, y compris les migrants et les transgenres, ne peuvent souvent pas faire.

C'est un problème auquel sont confrontés les travailleurs du sexe dans des dizaines de pays du monde, selon Teela Sanders, professeur de criminologie à l'université de Leicester.

"Les gouvernements ont très bien réussi à fournir une protection sociale à la majorité des gens, en particulier aux travailleurs indépendants, mais les travailleurs du sexe ne sont pas pris en compte", dit-elle.

Il ne reste plus que les collectifs de travailleurs du sexe et les groupes de défense qui appellent le public à faire des dons aux fonds d'urgence.

Jusqu'à présent, un appel en ligne lancé par le Las Vegas Sex Worker Collective a permis de récolter 19 300 dollars (11,2 millions FCFA), tandis qu'une campagne menée par une coalition de groupes de soutien en Italie a permis de récolter près de 21 700 euros (12,6 millions FCFA).

Ces fonds ont été une véritable bouée de sauvetage pour les travailleurs du sexe, leur permettant de payer immédiatement leurs factures, d'avoir accès à de la nourriture, etc.

Certains travailleurs du sexe ont été contraints de continuer à travailler, au risque de devoir payer de lourdes amendes ou d'être exposés au virus.

"Dans les pays en développement, les travailleurs du sexe sont souvent le principal soutien de famille, pour leurs frères et sœurs, leurs enfants et leurs grands-parents. Cela affecte donc toute la famille élargie", explique le professeur Sanders.

Niki Adams, du Collectif anglais des prostituées, partage ce point de vue. Elle a déclaré à la BBC que la plupart des travailleuses du sexe au Royaume-Uni sont des mères et que si elles continuent à travailler, c'est parce qu'elles ont besoin d'argent.

Mais certaines professionnelles se trouvent dans l'incapacité de continuer à travailler - même si elles le voulaient.

Dans le bordel de Daulatdia au Bangladesh, la police garde l'entrée, empêchant les clients d'entrer.

C'est l'un des plus grands bordels du monde, un bidonville composé de hangars en tôle et de ruelles étroites qui accueille 1 300 femmes et leurs 400 enfants.

Le bordel est fermé depuis le mois de mars, laissant de nombreuses femmes sans ressources, incapables d'acheter des articles de première nécessité et dépendant des dons d'organisations caritatives.

"Nous ne pouvons pas travailler maintenant, donc nous n'avons pas de revenus, ce qui est effrayant", dit "Nazma", qui n'a pas voulu donner son vrai nom.

Nazma a trois enfants à charge qui vivent avec sa sœur dans son village. Elle est arrivée au bordel il y a 30 ans, alors qu'elle n'avait que sept ans. Bien qu'elle ait besoin d'argent, elle s'inquiète des dangers de travailler pendant la pandémie.

"Même si nous pouvions travailler, la vie des gens est menacée par le virus. Nous aurions de toute façon peur d'aller au lit avec nos clients, car nous ne savons pas qui est touché", dit-elle.

Daulatdia se trouve sur les rives du fleuve Padma, près d'une importante gare maritime. C'est le principal centre de transport qui relie la capitale du Bangladesh, Dhaka, aux districts du sud du pays.

Avant l'épidémie de coronavirus, des milliers de camionneurs passaient chaque jour dans la région pour livrer des produits agricoles et d'autres marchandises à Dhaka.

Beaucoup de femmes et d'enfants qui vivent dans la maison close sont victimes de la traite des êtres humains.

"Beaucoup d'entre eux ont été kidnappés alors qu'ils étaient enfants et ont été vendus là-bas", explique Srabanti Huda, avocate et militante des droits de l'homme basé à Dhaka.

Bien que le gouvernement bangladais et les organisations d'aide locales aient versé des fonds d'urgence aux femmes, Srabanti affirme que cela n'a pas suffi et que certaines femmes n'ont rien reçu du tout.

"Le montant des dons qu'elles ont reçus du gouvernement ne couvre même pas l'achat d'un paquet de lait en poudre pour les enfants", dit-elle.

Début mai, Srabanti a organisé une collecte privée, distribuant des produits de base pour chacune des 1 300 femmes de la maison close.

"Une femme a dit qu'elle n'avait pas pu obtenir son insuline ou ses médicaments pour le diabète depuis plus d'un mois", dit Srabanti. "Une autre a dit qu'elle n'avait pas pu acheter ses médicaments pour la tension artérielle depuis le début du confinement il y a deux mois", ajoute-t-elle.

Le manque d'accès aux services de santé est un problème auquel sont confrontés les travailleurs du sexe dans le monde entier, selon le professeur Sanders. Le problème est particulièrement aigu dans les régions où il existe une forte demande de médicaments antirétroviraux de la part des personnes vivant avec le VIH.

"L'accès aux médicaments pose de réels problèmes", dit-elle.

Le professeur Sanders travaille avec une équipe à Nairobi pour développer une application ressemblant à "Uber" qui permettra aux travailleurs du sexe de commander des médicaments en utilisant leur téléphone et de se les faire livrer.

"Le médicament leur sera livré directement plutôt que par la personne qui se présente à la clinique", dit-elle.

De retour au bordel de Daulatdia, une autre prostituée qui ne voulait pas être citée revient d'un voyage pour voir sa fille, qui vit dans une maison voisine réservée aux enfants des travailleurs du sexe.

Même lorsque le bordel rouvrira, il faudra beaucoup de temps pour que l'industrie du sexe se rétablisse, selon elle.

"Les gens ont peur d'être infectés s'ils viennent nous voir", dit-elle. "Nous aussi, nous avons peur. Nous avons peur d'être infectés par eux. Cette peur d'être infecté sera présente tout le temps".

Reportage coécrit avec Salman Saeed.
 

BBC Afrique