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Côte d’Ivoire : Charles Blé Goudé, l’oublié de La Haye

Charles Blé Goudé - Haye - APRnews
Mardi, 4 janvier 2022

Côte d’Ivoire : Charles Blé Goudé, l’oublié de La Haye

Il était le co-accusé de Laurent Gbagbo devant la CPI. Aux côtés de l’ancien président, il a enduré les années de prison et de procès avant d’être acquitté. Mais, contrairement à son mentor, l’ex- ministre ivoirien de la Jeunesse ne peut toujours pas rentrer au pays.

« Hi, this is Charles Blé Goudé. » Quand il se présente à l’interphone de la Cour pénale internationale (CPI), une certaine lassitude est perceptible dans la voix de l’ex-tribun de l’université d’Abidjan. Et pour cause : depuis bientôt deux ans, il est obligé de « pointer » tous les mardis et vendredis au siège de l’instance internationale, à La Haye. L’ancien détenu de Scheveningen a beau avoir été définitivement acquitté en mars dernier, il n’a pas pleinement recouvré la liberté.

Tenu de respecter les conditions fixées par ses juges, Charles Blé Goudé est assigné à résidence dans la cité néerlandaise et ne peut en sortir qu’avec une autorisation écrite du greffe de la CPI. En cette !n de décembre 2021, le soleil radieux ne suffit pas à faire remonter la température au-dessus des 0°C. Dans les bureaux attenant à la gare centrale, où il l’habitude de recevoir, il n’y a pas âme qui vive. Le gouvernement a en effet décrété un nouveau confinement pour tenter d’endiguer la propagation du variant Omicron.

Costume bleu marine et sens de la formule intact, l’ex-leader des Jeunes patriotes ne comprend pas pourquoi il est toujours coincé ici, dans cette ville européenne pour lui synonyme de prison, au lieu d’être parmi les siens, en Côte d’Ivoire. La cause de ce séjour prolongé ? Une demande de passeport qui s’éternise et qui a !ni par prendre un tour politique.

Interminable attente

Après une première demande de rendez-vous restée sans suite, puis une lettre recommandée adressée à l’ambassadeur, restée elle aussi sans réponse, le natif de Guiberoua se rend en personne à l’ambassade de Côte d’Ivoire, le 13 juillet dernier. Là, le consul lui assure ne pas avoir reçu de réponse des autorités d’Abidjan sur son cas. Deux jours plus tard, Blé Goudé !nit par être convoqué et revient à l’ambassade déposer sa requête. Et depuis ? « Aucune nouvelle », répond l’intéressé.

"ON M’A ARRACHÉ À MON PAYS. MAINTENANT QUE JE SUIS ACQUITTÉ, QU’ON M’Y RAMÈNE ! "

Au début de novembre, Amadou Coulibaly, le porte-parole du gouvernement ivoirien, a indiqué que rien ne bloquait la délivrance de ce passeport. Une thèse à laquelle l’exilé de La Haye ne croit pas. « Je suis victime d’une injustice, clame-t-il. Ce n’est pas à moi d’expliquer pourquoi je n’ai toujours pas reçu mon passeport. Je constate que je ne l’ai toujours pas, alors que cela fait plus de six mois que j’ai fait ma demande. Ce n’est pas le genre de document qu’on délivre à la tête du client. Il y a des lois et des règles, dans notre pays. Si j’étais un citoyen ivoirien comme un autre, j’aurais dû l’obtenir dans un délai d’environ quarante-cinq jours, comme la grande majorité de mes compatriotes. » 

Pourtant, près de six mois après sa requête, l’ancien secrétaire général de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) n’a toujours pas reçu son précieux sésame. Ce n’est pas faute d’afficher sa volonté de « participer au processus de réconciliation nationale ». Ni, assure-t-il, d’échanger régulièrement avec les autorités.

En juillet, lors de son enrôlement à l’ambassade, il était ainsi en contact avec Vagondo Diomandé, le ministre de l’Intérieur. Depuis, les deux hommes ne se parlent plus, mais Charles Blé Goudé discute souvent avec Kouadio Konan Bertin, le ministre de la Réconciliation nationale – qu’il considère comme un « ami ». Il affirme aussi être en relation indirecte avec Patrick Achi, le Premier ministre.

Selon lui, « tous tiennent le même langage : “c’est le président qui tranche” ». Blé Goudé « ne comprend pas l’intransigeance » d’Alassane Ouattara à son endroit. « Après notre acquittement définitif, Ouattara avait déclaré que Laurent Gbagbo et moi-même étions libres de rentrer quand nous le souhaitions en Côte d’Ivoire. Gbagbo a regagné le pays, ainsi que tous ses collaborateurs. Je suis le seul toujours bloqué à l’étranger. Que le président, en tant que garant de la réconciliation nationale, fasse un geste à mon égard. »

Sûr de sa force

Pour celui qui a été définitivement acquitté des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dont il était accusé, la CPI est tout autant responsable de son sort que son ex-adversaire devenu chef de l’État. « La Cour a pleine autorité pour me faire rentrer en Côte d’Ivoire, mais elle ne joue pas son rôle, considère-t-il. À quoi sert cette institution internationale si elle ne peut faire appliquer ses décisions ? On m’a arraché à mon pays. Maintenant que je suis acquitté, qu’on m’y ramène ! »

Comme d’autres personnalités avant lui, Blé Goudé a déposé une demande d’indemnisation auprès de la cour de La Haye pour les préjudices subis : il réclame près de 820 000 euros de dommages et intérêts. À la mi-décembre, il a plaidé devant les juges chargés de son dossier. « Huit années de ma vie m’ont été arrachées. J’ai vécu huit années de privations, de traumatisme, de désocialisation […]. Lorsque j’ai été acquitté, j’étais heureux parce que, pour moi, c’était la !n de mon calvaire. Je m’étais lourdement trompé. Il se poursuit. »

Une dizaine de jours plus tard, le cadre a changé, mais le ton est identique. Dans la grande salle de réunion déserte qui domine la gare centrale, l’Ivoirien ne cache pas son mal-être et sa nostalgie du pays. « J’éprouve une certaine frustration. C’est un peu comme si j’étais mort civilement », confie-t-il. Ses deux enfants – une fille de 17 ans et un !ls de 12 ans – sont à Abidjan avec son épouse. Pas question de les faire venir ici. Ce sera lui qui, un jour, les rejoindra sur les bords de la lagune Ébrié.

En attendant, Blé Goudé s’occupe comme il peut. Il lit. Des ouvrages d’hommes politiques, des livres sur le « développement personnel ». Il fait aussi beaucoup de sport. Footing, natation, mais surtout football avec une équipe amateur locale. De quoi lui rappeler des souvenirs de détention, quand il tapait le ballon avec le Congolais Jean-Pierre Bemba et les autres détenus pendant que Gbagbo, le « doyen », faisait du vélo elliptique. « Bemba voulait tout le temps gagner. Du coup, on mettait les bons joueurs dans son équipe pour éviter qu’il soit de mauvaise humeur le soir ! », se rappelle-t-il en souriant.

JE PÈSE ENCORE LOURD. C’EST PEUTÊTRE POUR ÇA QUE CERTAINS NE VEULENT PAS ME VOIR RENTRER.

Après avoir logé un certain temps à l’hôtel, Charles Blé Goudé a !ni par emménager dans un appartement. Il reçoit régulièrement de la visite. Des camarades et sympathisants ivoiriens, évidemment, mais aussi des artistes zouglou – genre musical qu’il affectionne particulièrement –, comme Bilé Didier ou Petit Denis. Des représentants d’autres pays africains viennent également le voir. Parmi ses contacts, l’opposant sénégalais Ousmane Sonko, qu’il espère bientôt rencontrer. 

L’ancien syndicaliste étudiant continue, par ailleurs, « à peaufiner » son projet de société. À 50 ans, qu’il a fêtés le 1er janvier, il n’a pas renoncé à ses ambitions, loin de là. Il entend toujours faire de la politique et compte bien, une fois rentré en Côte d’Ivoire, y jouer les premiers rôles. « Je ne doute pas de mon avenir. Mon tour viendra », assène-t-il. Et peu lui importe sa condamnation à vingt ans de prison, prononcée à la !n de 2019 par la justice ivoirienne pour son rôle durant la crise postélectorale de 2010-2011. « Je ne suis pas plus responsable que d’autres, réplique-t-il. Gbagbo aussi a été condamné à une peine de prison, ainsi que certains de ses proches. Aujourd’hui, ils sont tous libres comme l’air en Côte d’Ivoire. Pourquoi ne pourrais-je pas bénéficier des mêmes largesses ? »

Sûr de sa force, Blé Goudé la considère comme un motif de son maintien à l’écart du marigot abidjanais. « Je pèse encore lourd. C’est peut-être pour cela que certains ne veulent pas me voir rentrer. En essayant de m’exclure de la sorte, ces gens montrent qu’ils n’ont tiré aucune leçon du passé, car, dans notre pays, l’exclusion a toujours été source de crises. »

« Aucun problème avec Gbagbo »

Le « général de la rue » sait pourtant qu’il n’est pas dans la meilleure des postures. Lui-même le concède : il traverse une « épreuve ». Isolé à La Haye, loin du jeu d’influences qui se joue en terre d’Éburnie, il est affaibli politiquement. Son parti, le Congrès panafricain pour la justice et l’égalité des peuples (Cojep), n’a pas été convié au dialogue politique, qui, depuis la mi-décembre, rassemble les principales formations du pays. Certains de ses collaborateurs l’ont quitté ces derniers mois. À commencer par Youssouf Diaby, son ex- directeur de cabinet, qui lui reprochait de ne pas clairement suivre Laurent Gbagbo quand ce dernier préparait le lancement de son nouveau parti.

LE WOODY DE MAMA L’A RÉGULIÈREMENT APPELÉ CES DERNIERS MOIS, DONT LA VEILLE DE SON DÉPART POUR ABIDJAN.

Au sujet de l’ancien chef de l’État, qui l’avait nommé ministre de la Jeunesse dans son dernier gouvernement, Charles Blé Goudé se montre catégorique. « Il n’y a aucun problème ni aucune divergence entre nous. Je suis engagé à ses côtés, mais il respecte ma liberté de penser. » À l’écouter, ce serait avant tout l’entourage de Laurent Gbagbo, qui le perçoit « comme une menace » et relaierait ces « rumeurs de tensions ». Selon lui, le Woody de Mama l’a régulièrement appelé ces derniers mois : lors de l’obtention de son passeport, la veille de son départ pour Abidjan, une fois arrivé en Côte d’Ivoire…

Dernier échange en date : quand Gbagbo s’est rendu à Guiberoua, au début de novembre, pour les obsèques de la mère du Dr Christophe Blé, son médecin personnel et cousin de Charles Blé Goudé. Sur place, il a déclaré à ses proches que l’enfant du pays allait bientôt revenir.

« Le président Gbagbo a connu les mêmes difficultés que moi pour son passeport, souffle-t-il. Il m’a dit qu’il faisait ce qu’il pouvait pour régler mon cas. » Quant à son ralliement au Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI), le nouveau parti de Gbagbo ? Il maintient la position que certains lui reprochent : il ne s’exprimera qu’une fois rentré. « Je ne dirai rien tant que je serai ici. Non seulement Laurent Gbagbo le sait, mais il le comprend très bien puisqu’il a été dans la même situation », affirme-t-il. Sans oublier, ajoute-t-il, que cette question ne pourra être tranchée sans que les militants du Cojep aient été consultés. 

Au fond, Blé Goudé est conscient, comme d’autres responsables politiques de sa génération, que son horizon est partiellement bouché tant que les trois « vieux » – Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié – occupent la scène. Prudent, il estime que c’est d’abord aux principaux intéressés de se prononcer sur leur avenir et de « s’appliquer des restrictions à eux-mêmes ».

GUILLAUME SORO ET MOI N’AVONS QUE ! LE PASSÉ EN COMMUN.

Quand les trois anciens présidents auront tiré leur révérence, il y a fort à parier que Blé croisera, sur son chemin, un certain Guillaume Soro. À la !n de 2019, son ancien camarade, à qui il avait succédé à la tête de la Fesci en 1998 avant d’en devenir l’ennemi quand le pays avait basculé dans la guerre civile, était venu lui rendre visite à La Haye. Depuis, les deux ambitieux n’ont plus aucun contact. « Guillaume Soro et moi, nous n’avons que le passé en commun. Nous n’avons pas la même démarche politique. »

Ironie du sort : les voilà à des milliers de kilomètres de la Côte d’Ivoire, tenus éloignés pour des raisons différentes. Un exil forcé qui, pour Charles Blé Goudé, a trop duré. 

Aprnews avec Jeune Afrique