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Chawki Tabib : « Les Tunisiens ont fait une révolution contre la corruption »

Aprnews - « Les Tunisiens ont fait une révolution contre la corruption » - Actualité - Entretien - Tunisie
Lundi, 31 août 2020

Chawki Tabib : « Les Tunisiens ont fait une révolution contre la corruption »

Limogé par le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, dont il avait transmis le dossier au parquet, le président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption se confie.

Climat délétère au sommet de l'État à Tunis. Chawki Tabib, président de l'INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption), en poste depuis quatre ans et demi, a été démis de ses fonctions par Elyes Fakhfakh, président du gouvernement sur le départ.

Un conseil ministériel a mis fin à sa mission. Le Journal officiel a publié la décision quarante-huit heures après, son remplaçant déjà nommé. Le poste offre « le rang et les avantages de ministre ». Imed Boukhris a été nommé président. Une procédure expresse que les membres de l'instance estiment « illégale ». Les autres instances indépendantes ont dénoncé la décision de la Kasbah, évoquant une « logique vindicative », un « abus de pouvoir » qui ne serait qu'un « règlement de comptes personnel, étant donné que l'INLUCC s'est saisie du dossier du chef du gouvernement d'expédition des affaires courantes, lié à un conflit d'intérêts ». Elyes Fakhfakh a été contraint à la démission après la révélation de ses fonctions dans une société qui contractait avec l'État. La suspicion de « conflits d'intérêts » a provoqué sa chute. Chawki Tabib s'est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : C'est votre Instance qui a transmis le dossier du président du gouvernement au parquet. Pourquoi ?

Chawki Tabib : Nous avons découvert qu'Elyes Fakhfakh nous avait menti lors de sa déclaration de patrimoine. Nous avons effectué des recoupements et nous en avons conclu qu'il y avait conflits d'intérêts, évasion fiscale, corruption… Cela a provoqué un tollé au Parlement, dans l'opinion, l'obligeant à démissionner. La commission parlementaire ainsi qu'un corps de contrôle sont parvenus aux mêmes conclusions. Mais il n'a pas accepté que nous transmettions au parquet notre enquête. Il considère que c'est normal que, en tant que président du gouvernement, il puisse rester gérant et actionnaire d'une société qui fait des affaires avec l'État. Depuis que je préside l'INLUCC, Elyes Fakhfakh est mon troisième chef de gouvernement. Nous avons transmis au parquet les dossiers de ministres, de PDG d'entreprise publique, de secrétaires d'État, c'est notre mission. Mais cette fois-ci, le président du gouvernement sortant n'a pas compris que nous sommes l'instance de lutte contre la corruption et que notre mission est de lutter contre la corruption. C'est désormais à la justice de trancher quant à sa culpabilité.

Comment interprétez-vous la décision de vous limoger ?

C'est une décision prise par Elyes Fakhfakh, à l'ultime minute du dernier conseil des ministres. Il a décidé de me limoger en violation du décret-loi 120 de 2011 qui a institué notre instance au lendemain de la révolution. C'est une vengeance, un règlement de comptes de quelqu'un qui n'a pas accepté que l'INLUCC fasse son travail. Il n'a aucun sens de l'État, nous sommes heureux d'avoir pu barrer la route à un politicien qui a une vision dangereuse du pouvoir. Sa décision est un acte qui n'honore pas la Tunisie démocratique, ça rappelle l'époque qui a précédé la révolution, les pratiques de la dictature. J'ai appris la décision lundi via le communiqué de presse diffusé par les services du président du gouvernement sortant. Mardi, j'ai reçu une lettre de son chargé de cabinet me sommant de quitter mes fonctions, comme si j'étais un simple fonctionnaire, il oublie que je préside une instance indépendante. Mercredi, un numéro spécial du Journal officiel (JORT) a été publié pour annoncer mon limogeage. Je peux dire que j'ai eu le privilège d'avoir un numéro spécial, car le JORT ne sort que deux fois par semaine. C'est la décision d'un clan dont il est devenu le porte-drapeau.

Êtes-vous encore président de l'instance anticorruption ?

Je suis en fonction, je le reste. J'en ai informé le magistrat qui a été nommé pour me succéder, j'ai entamé une procédure d'appel demandant l'annulation ou la suspension de cette décision auprès du tribunal administratif, qui se prononcera très rapidement.

Avez-vous souvent été menacé ?

Depuis que je suis à la tête de l'Instance nationale de lutte contre la corruption, j'ai reçu des menaces, ma voiture a été vandalisée quatre fois, la porte de ma maison déboulonnée, les intimidations ne cessent pas dans la presse de caniveau, essentiellement numérique, à la solde des lobbys. Tout ça me conforte dans mes convictions. L'INLUCC dérange, mais, n'en déplaise aux mafieux, groupes d'intérêts qui ont pratiqué la spoliation des biens de l'État, nous sommes là pour siffler la fin de la récréation.

Quel est le bilan de la lutte anticorruption ?

L'INLUCC, c'est 1 300 dossiers transmis au parquet, la protection de deux cents lanceurs d'alertes, la réception des déclarations de patrimoine des élus locaux, députés, ministres, greffiers, près de 350 000 personnes, c'est une charge importante. L'INLUCC, ce sont 260 personnes, vingt bureaux régionaux, un bulletin hebdomadaire, une webradio, des missions d'investigation, de prévention de la corruption, de contrôle des déclarations de patrimoine… On dérange ? C'est tant mieux, ça prouve qu'on fait notre travail. Que les lobbys veulent gagner du terrain, c'est logique. Qu'on les laisse faire, ça n'est pas normal. Le président du gouvernement sortant a une lecture assez spéciale du droit et de la Constitution. On n'a jamais pensé qu'il dépasserait cette limite, celle de la Constitution, de la loi. Mais sa décision de me révoquer est celle d'une minorité. Nous sommes agréablement surpris par cette solidarité qui s'exprime en notre faveur. Palme d'or pour les organisations syndicales, les associations, la société civile, la totalité des instances indépendantes. Il est hors de question de se laisser faire, les Tunisiens ont fait une révolution contre la corruption, ils ont fait beaucoup de sacrifices. C'est l'honneur de notre patrie.

Le Point Afrique