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APRNEWS - Psychologie : Le talent existe-t-il?

Une figurine d'Albert Einstein, levant un doigt savant.
Mercredi, 15 février 2023

APRNEWS - Psychologie : Le talent existe-t-il?

APRNEWS - Kylian Mbappé, Beyoncé, Annie Ernaux… Ils se seraient hissés au sommet de leur discipline grâce à leur talent. Vraiment?

APRNEWS - Lors des longs repas de famille dominicaux, il n'est pas rare que le rejeton d'une tante ou d'un neveu se glisse derrière le piano, pour proposer à l'assistance engourdie un interlude musical. La prestation, délivrée dans un silence de cathédrale, est le plus souvent accompagnée des applaudissements émus des grands-parents, suivis de l'exclamation la plus banale qui soit: «Elle a beaucoup de talent!»

Dans les plis des pages des journaux, au détour de la chronique d'un album ou du portrait d'un politicien à l'ascension fulgurante, le raccourci est identique: comment expliquer les exploits sportifs de Kylian Mbappé? Les shows mythiques de Beyoncé? Les brillantes abstractions d'une médaille Fields? Grâce au talent.

Il est partout. Les cadres d'entreprises ne cessent de répéter vouloir «développer les talents». Les télécrochets promettent de dénicher une perle rare au milieu d'un océan de rêveurs illuminés. Il existe même une carte de séjour «passeport talent», qui vise à accompagner des ressortissants étrangers qualifiés dans leur démarche d'immigration en France.

«Dans nos sociétés, il y a une forme de fascination pour les réussites individuelles, les rescapés, ceux qui se feraient tout seuls», analyse la docteure en neuropsychologie et essayiste Samah Karaki. La publication récente de son livre Le Talent est une fiction – Déconstruire les mythes de la réussite et du mérite aux éditions JC Lattès permet de questionner nos rapports aux grandes figures.

Déterminismes sociaux

On présente souvent les grands accomplissements comme une quête individuelle aux accents mythologiques, ce qui laisse penser que celles et ceux ayant marqué l'histoire seraient faits d'un autre bois que le commun, que leurs exploits auraient une explication biologique.

«C'est plus séduisant de croire que ce qui fait nos performances réside en nous, décrypte Samah Karaki. Pourtant, notre biologie est façonnée par ce que nous vivons. Notre vécu réagit avec nos gènes. Nous sommes façonnés par un monde social. Le génome ne nous détermine pas. Il n'explique pas nos performances.» La part du naturel est en grande partie liée à des déterminismes sociaux, comme le souligne la chercheuse.

Une position partagée par Manuel Schotté, sociologue à l'Université de Lille travaillant sur la valeur des sportifs«Un ensemble de conditions socio-historiques sont à l'origine d'une réussite», constate-t-il. Nos aptitudes se forment d'abord au contact de notre milieu d'origine. Difficile d'exprimer sa fibre artistique dans un pays où règne la censure. Tout aussi périlleux d'exceller dans un sport qui ne fait pas partie de la culture de son peuple. «Il faut un environnement propice: si Picasso était né en Corée du Nord, il ne serait pas devenu Picasso», souligne Fernand Gobet, maître international d'échecs suisse et professeur de psychologie cognitive à l'Université de Liverpool. En bref, on ne se fait pas tout seul, on s'imprègne de rencontres, de nos apprentissages et des structures qui nous entourent.

Au sein même d'un territoire, le lieu et la classe d'origine sont des facteurs importants d'explication de réussite«Il y a des filières, ancrées dans des territoires, qui participent à la fabrication de sportifs plutôt que de politiques. Et inversement», considère Manuel Schotté. Les joueurs de football professionnels sont ainsi majoritairement issus de familles modestes vivant dans des quartiers populaires, tandis que les personnalités politiques proviennent davantage de familles de professeurs ou de cadres supérieurs.

Avoir du talent signifie dans un premier temps connaître les codes sociaux d'un univers pour y accéder. Mais une fois intégrés dans le monde politique ou sportif, pourquoi certains se hissent-ils jusqu'à la présidence de la République, ou en finale de Coupe du monde?

La règle des 10.000 heures

Pour les théoriciens de la pratique délibérée, une stratégie apparue au début des années 1990, la réponse est simple: c'est le travail qui mène au talent. Ainsi, tout le monde détiendrait des capacités semblables, et c'est la pratique qui conduirait à la réussite. Le psychologue suédois Karl Anders Ericsson a d'ailleurs déterminé un modèle mathématique définissant la meilleure manière de devenir expert dans un domaine: la règle des 10.000 heures, selon laquelle au bout de 10.000 heures de pratique de n'importe quelle activité, un champion naîtrait.

Pourtant, les différences de réussite existent, nuance Fernand Gobet: «Dans les échecs, par exemple, à quantité d'exercice équivalent, on observe des individus progresser beaucoup plus vite dans leur apprentissage.» Le champion du monde, roi des rois de l'échiquier, Magnus Carlsen, a atteint le niveau d'un joueur professionnel au bout de seulement 5.000 heures d'entraînement. S'il est difficile de mesurer précisément le temps nécessaire pour acquérir une expertise, la théorie d'Anders Ericsson a le mérite de souligner la part du travail dans les parcours notamment artistiques.

De fait, la création est souvent perçue comme le fruit d'une inspiration heureuse, dont le commun des mortels ne serait finalement pas doté. Une idée reçue que Samah Karaki récuse: «Elle est une compétence qui s'entraîne et se travaille. Écrire un scénario, c'est assimiler un certain nombre d'astuces sur la manière de raconter une histoire. Mais la sueur doit tomber au bon endroit.» Reste une part d'aléatoire.

Expliquer l'inexplicable

Le talent est un mot fourre-tout assez pratique, qui permet «de catégoriser ce qui ne peut pas être prédit», analyse Pierre-Michel Menger, professeur en sociologie au Collège de France.

Un cas comme celui du mathématicien français Alexandre Grothendieck, récipiendaire de la médaille Fields en 1966, est propice à alimenter la part de fantasme habituellement associée au talent: «C'était un véritable génie, raconte Fernand Gobet. Sans avoir fait de parcours universitaire, avec des connaissances très peu approfondies et un temps de pratique très court, Grothendieck est parvenu à refonder la géométrie algébrique et à devenir l'un des plus grands mathématiciens du siècle. Sans que l'on sache vraiment comment!»

Des théories fumeuses ont vu le jour dans son sillage: les gauchers seraient plus à même de devenir des génies, les personnes nées durant la première moitié de l'année auraient plus de chance de réussir… Toutes peu concluantes.

«Si nous détenions l'équation explicative du succès, il n'y aurait plus d'invention, d'innovation, de plaisir pris à l'exploit», estime pour sa part Pierre-Michel Menger. Les grands résultats sportifs, les épopées politiques ou les œuvres majeures en littérature conservent ainsi une part de mystère, que seule la formule laconique de Pierre Bourdieu permettrait de résoudre: «Il ne faut conclure au talent qu'en désespoir de cause.»