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APRNEWS : L'homme qui survécut deux fois à la bombe atomique

Tsutomu Yamaguchi est mort en 2010 à l'âge de 93 ans. | Capture d'écran ARTE via YouTube
Vendredi, 23 décembre 2022

APRNEWS : L'homme qui survécut deux fois à la bombe atomique

APRNEWS - Tsutomu Yamaguchi est à la fois l'homme le plus chanceux et le plus malchanceux de la planète.

APRNEWS - Bien souvent, les jours d'horreur ont la couleur des journées ordinaires. En ce 6 août 1945, le temps est clair sur Hiroshima. Un soleil timide enveloppe la cité nippone, promesse d'une journée chaude. Dès les premiers rayons du soleil, les travailleurs hèlent des pousse-pousse pour se faire conduire dans le quartier d'affaires; Tsutomu Yamaguchi, ingénieur chez Mitsubishi, rejoint à pied les chantiers navals.

«Je me trouvais sur un terrain plat et ouvert, avec des champs de pommes de terre de chaque côté»écrira-t-il«C'était une matinée magnifique, il n'y avait rien de spécial et j'étais de bonne humeur. Pendant que je marchais, j'entendis un bruit d'avion, un seul.» Cet avion, c'est un bombardier américain B-29, l'Enola Gay, avec à son bord une bombe atomique de 4,5 tonnes. La première de son genre destinée à une population civile.

Le monde à l'envers

Il est 8h15 du matin lorsque le ciel et la terre se renversent. En l'espace de deux secondes, la cité s'est transformée en brasier chauffé à 3.000 degrés. Longeant les docks à trois kilomètres de l'épicentre, Yamaguchi est violemment projeté au sol. «Il y eut comme un grand éclair de magnésium dans le ciel. Une lueur aveuglante, et je fus balayé comme un fétu de paille. Je ne savais pas ce qui arrivait. Je pense m'être évanoui pendant un certain temps. Quand j'ouvris les yeux, tout était sombre et je ne pouvais plus voir grand-chose.»

Une fois encore, l'explosion s'est produite à moins de trois kilomètres de son emplacement.

Les tympans perforés, Yamaguchi arpente les décombres tel un spectre aveugle. Il a subi des brûlures au troisième degré au visage et aux bras. Sa vision est floue. Tout n'est que cendres, cratères fumants, métal tordu comme des mains implorantes. L'ingénieur réprime un haut-le-cœur: tout près de lui, des corps flottent dans la rivière Tenma. Hiroshima a l'air d'une opération à cœur ouvert.

Levant la tête, Yamaguchi aperçoit le ciel déchiré en deux par «une immense colonne de feu en forme de champignon qui montait à l'assaut du ciel». Une pluie noire descend sur la ville irradiée: des débris radioactifs. Ayant retrouvé deux de ses collègues, Yamaguchi se terre dans un abri antiaérien. Il n'a plus qu'une envie: rentrer à Nagasaki, où l'attendent sa femme et son jeune fils.

Dernier train pour Nagasaki

Le lendemain, flanqué d'un cortège de survivants plus morts qui vivants, Yamaguchi attrape un train en partance vers l'ouest. Il arrive à Nagasaki au matin du 8 août. Après une journée de repos, se dit-il, le temps de panser ses blessures, il dressera un compte-rendu détaillé des événements à sa hiérarchie.

Le 9 août, dans les bureaux de Mitsubishi Heavy Industries, Yamaguchi est apostrophé par son patron. On ignore encore les ravages provoqués par la bombe: le président Truman n'a admis son existence que seize heures après le bombardement«Une seule bombe ne peut détruire une ville entière», le raisonne le directeur. «Vous avez manifestement été gravement blessé, et je pense que vous avez un peu perdu l'esprit.» Peu après 11h, comme pour lui donner raison, les vitres du bâtiment industriel volent en éclat.

À ce jour, il est le seul individu à avoir officiellement été reconnu en tant que victime de deux bombardements atomiques.

Malgré des bandages complètement ruinés, Yamaguchi n'est pas touché. Il a eu le réflexe de se jeter sous une table. S'échappant du bâtiment à demi-effondré, il constate que le décor reproduit les mêmes visions d'horreur: «J'ai cru que le nuage en forme de champignon m'avait suivi jusqu'ici»dira-t-il.

Une fois encore, l'explosion s'est produite à moins de trois kilomètres de son emplacement. Par chance, sa femme et son fils n'ont subi que des blessures superficielles: c'est ensemble qu'ils apprennent, six jours plus tard, la reddition sans conditions du Japon de la bouche de l'empereur Hirohito. La bombe A vient de gagner la guerre.

L'héritage radioactif

Yamaguchi ne recouvrira jamais l'ouïe du côté gauche. Ses cheveux mettront plus de dix ans à repousser. Irradié, il vomit pendant des semaines. Plus tard, au crépuscule de sa vie, les dommages de son exposition à la radioactivité le rattrapent: il est atteint de cataractes et de leucémie, et sa famille en subit également les conséquences. À l'époque, on ignore les dangers de la radioactivité. Certains survivants, ostracisés par leur communauté, vivent dans un «ghetto atomique» sur le lieu de l'épicentre.

Mais Yamaguchi vit encore. Hanté par ses expériences de guerre, il se fait militant du désarmement atomique dans les années 2000, et rédige des livres afin de mettre des mots sur son traumatisme. Celui qui a survécu aux pires souffrances que peut produire la guerre n'a toujours pas connu la paix. Dans un recueil de poésie, il écrit«Quand votre temps touche à son terme, vous devez mourir. Vous n'avez plus aucun choix quand la mort vient tout près. Oh, quel délice si elle témoignait de la chaleur et de la gentillesse à mon égard!»

En 2010, la mort l'exauce enfin: Tsutomu Yamaguchi succombe d'un cancer à l'estomac. Il avait 93 ans. À ce jour, il est le seul individu à avoir officiellement été reconnu en tant que victime de deux bombardements atomiques.

Source : slate