APRNEWS: Les avertissements politiques de Serey-Eiffel à Ouattara sur l’exclusion de Thiam

Aprnews révèle le contenu d’une lettre confidentielle adressée par Philippe Serey-Eiffel, ancien conseiller économique d’Alassane Ouattara, au président ivoirien. Ce courrier, consulté par Africa Intelligence, critique vivement l’exclusion de Tidjane Thiam (président du PDCI) de la présidentielle 2025 et met en garde contre les risques politiques et moraux de cette décision

Serey-Eiffel conteste l’inéligibilité de Tidjane Thiam en raison de sa nationalité et demande une révision de la liste électorale pour permettre sa candidature. Il soutient que bloquer Thiam, considéré comme l’héritier politique de Félix Houphouët-Boigny, serait une erreur en privant le pays d’un candidat de valeur, en limitant le choix du parti historique PDCI et en allant à l’encontre des promesses d’une élection inclusive et apaisée.

Mise en garde contre la trahison de l’héritage houphouétiste 

Serey-Eiffel met en garde Ouattara contre le fait de trahir l’héritage politique de Houphouët-Boigny en éliminant son « petit-fils » et le menace de cesser de le soutenir s’il persiste dans cette voie, remettant en question leur relation politique de longue date.

Appel à une élection inclusive pour éviter l’instabilité

La Commission électorale a confirmé l’exclusion de Thiam ainsi que d’autres opposants politiques tels que Gbagbo, Soro et Blé Goudé le 4 juin. Serey-Eiffel a souligné que réintégrer ces opposants renforcerait la crédibilité démocratique des élections. En 2023, Ouattara avait proposé à Serey-Eiffel   de revenir en tant que conseiller pour Tiémoko Meyliet Koné, pressenti comme vice-président pour 2025, mais Serey-Eiffel  avait refusé.

La crise actuelle en Côte d’Ivoire fait écho aux dissensions de 2020 impliquant Duncan, Amon Tanoh et Mabri, ainsi qu’aux ruptures précédentes avec Bédié en 2018 et Soro en 2019. Le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), traditionnel allié du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), a basculé dans l’opposition, entraînant une instabilité politique croissante dans le pays.

Serey-Eiffel  met en garde contre les risques d’une élection verrouillée en Côte d’Ivoire, soulignant une possible affaiblissement de la légitimité pour Ouattara ou son successeur, des tensions accrues dans un pays marqué par des crises post-électorales violentes, et une image internationale négative risquant de faire régresser la démocratie dans le pays.

Ce courrier illustre les fractures au sein même de l’entourage présidentiel et la pression croissante pour une ouverture du jeu politique, à un an du scrutin.

« Je préfère écarter l’hypothèse d’une influence du pouvoir politique en place sur les démêlés de Tidjane Thiam avec la justice qui ont conduit à son inéligibilité », écrit d’emblée l’arrière-petit-fils de Gustave Eiffel. Plus loin, il souligne qu’il « tient compte du fait que personne ne lui conteste sa nationalité ivoirienne actuelle, qu’il l’ait toujours eue ou qu’il l’ait retrouvée en renonçant à la nationalité française ».

« Une triple erreur politique »

« Je plaide pour que le président de la CEI et le président de la République, ensemble, décident en responsabilité qu’il soit procédé à une révision de la liste électorale avant l’élection d’octobre 2025, révision qui permettrait à Tidjane Thiam d’être à nouveau électeur et éligible. »

« Une révision de liste électorale intervient avant toute élection importante », écrit-il. Mais également sur un plan plus politique, il considère qu' »empêcher la candidature d’un Ivoirien à la valeur reconnue, empêcher le parti historique qu’est le PDCI de choisir librement son candidat et aboutir à la tenue d’une élection exclusive alors qu’on a annoncé la vouloir inclusive, et par là, apaisée, serait une triple erreur politique ».

« Profiter silencieusement de l’aubaine d’une élimination par un droit contesté d’un rival politique, petit-neveu, petit-fils selon la tradition baoulé, de Félix Houphouët-Boigny, quand on a soi-même été projeté dans la politique ivoirienne par le même Félix Houphouët-Boigny une génération plus tôt, serait pour moi une faute morale ; à chacun sa morale, celle-là est la mienne »

« Pas le grand homme d’État que j’ai admiré »

L’ancien conseiller conclut enfin sa missive par la formule suivante : « Si une telle décision ou toute autre décision politique du même effet n’était pas prise, je ne reconnaîtrais pas le grand homme d’État Alassane Ouattara que j’ai admiré et servi pendant trente ans et je cesserais de lui apporter mon soutien. »

La lettre n’a à ce jour reçu aucune réponse d’Alassane Ouattara, alors que la Commission électorale indépendante (CEI) a publié, le 4 juin, la liste électorale définitive, actant l’exclusion de Tidjane Thiam du scrutin, mais aussi celle des opposants Charles Blé Goudé, Laurent Gbgabo et Guillaume Soro.

Trois derniers cas qu’évoquent en creux dans sa missive Philipe Serey-Eiffel « ne connaissant pas suffisamment sur le fond comme sur la forme les dossiers des autres leaders politiques écartés de la course à la présidentielle, je ne me prononce pas sur l’opportunité de leur réintégration, en théorie souhaitable pour permettre une élection démocratique, inclusive et apaisée ».

Tout au long des deux dernières années, Philippe Serey-Eiffel a plaidé sans succès auprès d’Alassane Ouattara et de Tidjane Thiam pour que les deux hommes opèrent un rapprochement en vue de 2025.

Série de défections

En août 2023, Philippe Serey-Eiffel avait discrètement été rappelé aux affaires par Alassane Ouattara (AI du 27/08/24). Le président souhaitait alors qu’il joue un rôle de « conseiller spécial » auprès du vice-président, Tiémoko Meyliet Koné. Il s’était, dans ce cadre, entretenu à deux reprises, à Abidjan, avec le « VP », dont le profil était à l’époque poussé par Alassane Ouattara en vue de 2025. Au terme de deux mois de négociation, Philippe Serey-Eiffel avait finalement décliné l’offre du président.

En amont de la présidentielle d’octobre 2020, Alassane Ouattara avait déjà dû faire face à une série de défections au sein de son propre camp. À l’époque, plusieurs alliés du président ivoirien avaient en effet pris leurs distances : le vice-président Daniel Kablan Duncan avait démissionné en juillet 2020, après plusieurs mois de tensions, emboîtant le pas des ministres Marcel Amon Tanoh et Albert Toikeusse Mabri. Les deux hommes ont depuis renoué avec Alassane Ouattara.

Ces départs s’étaient néanmoins ajoutés à celui, en 2018, d’Henri Konan Bédié, l’ex-président du PDCI décédé en août 2023, puis à celui du président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, en 2019.

Serey-Eiffel souligne les divergences au sein de l’élite politique en Côte d’Ivoire, opposant les partisans d’Ouattara qui défendent une stricte application des règles électorales, aux houphouétistes « historiques » qui considèrent Thiam comme une continuation politique, tandis que l’opposition dénonce des élections partiales. Si Ouattara maintient l’exclusion de Thiam, il risque de perdre le soutien d’une partie de sa base et d’être accusé d’autoritarisme, mais réintégrer Thiam pourrait affaiblir son camp face à un adversaire crédible.

La suite dépendra de la réaction d’Ouattara : mépris des critiques ou recherche d’un compromis pour éviter l’escalade ?