APRNEWS: « L’Afrique n’est pas un bien public mondial ! »

APRNEWS: « L’Afrique n’est pas un bien public mondial ! »

Si le monde considère l’Afrique comme un continent aux ressources à exploiter, l’économiste Kako Nubukpo souhaite un panafricanisme qui donne la priorité à l’agriculture, l’investissement, et la gouvernance.

Quel bilan tirez-vous de votre fonction de commissaire à l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africain), que vous venez de quitter ?

Je reviens à la vie d’universitaire, après avoir passé trois années et demie très passionnantes à la Commission de l’UEMOA, en charge de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement. Parce que pour se nourrir, il faut produire et consommer des biens agricoles. Pour que la planète survive, il faut protéger les écosystèmes naturels. Donc la question de l’environnement, l’eau comme l’air, est indispensable à la vie.

 

Avez-vous eu le sentiment d’avoir été utile et efficace ?

J’ai fait deux séjours à la commission de l’UEMOA. Un premier séjour entre 2009 et 2012 où j’étais chef de Pôle analyse économique et recherche. À cet égard, nous avions déjà travaillé sur la Vision prospective UEMOA-2020 dans les domaines clés. Je suis revenu pour mettre en œuvre une partie de ce travail de fond. Je savais déjà les enjeux fondamentaux, en particulier ce que j’ai déclenché, qui va se poursuivre, notamment la révision de la politique agricole de l’UEMOA, sujet stratégique dans un contexte de retour des blocs.

 

En tant que grand connaisseur du continent, sommes-nous entrés, vraiment, entrés dans le « Siècle de l’Afrique » ?

Je parlerai de Moment de l’Afrique. Car j’observe une double injonction : une externe, avec le retour des blocs lesquels demandent à l’Afrique de se positionner. La première phrase de l’introduction de mon livre renvoie à la conférence de Bandung qui s’est tenue du 18 au 24 avril 1955, en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de 29 pays africains et asiatiques, dont Nasser et Nehru, Zhou Enlai, etc. Une conférence qui a donné, par la suite, le Mouvement des non-alignés.

La deuxième est interne, face à un milliard des jeunes qui sont en forte demande de tout : souveraine, formation, éducation, emploi, de participation à la vie collective et démocratique. La jeunesse est, sur le plan démographique, est la majorité, et sur le plan de la société une minorité sociale.

La concomitance des deux injonctions crée une tension au niveau de la gouvernance et des gouvernants. C’est pourquoi au moment des crises, nous sommes obligés d’innover pour que l’Afrique construise sa propre marque dans le destin des nations.

« Nous devons coconstruire de manière symétrique les chemins de ce que j’appelle la prospérité partagée. »

 

Quelles problématiques structurantes vont déterminer l’avenir ?

Je distingue trois sujets qui vont déterminer le succès ou l’échec de l’Afrique. Le premier, c’est celui de l’agriculture, en particulier de l’intensification agroécologique des systèmes de production. À la faveur de la crise russo-ukrainienne, nous avons vu que les États n’ont pas les moyens de subventionner les engrais chimiques lorsque le prix de la tonne de potasse est multiplié par 4 en six mois.

Avec 500 millions d’hectares de terres arables, un milliard de jeunes, nous voyons bien qu’en les mettant au travail via l’agriculture, nous réglerions beaucoup de problèmes liés à la sécurité alimentaire, à la création d’emploi et à la réduction de la facture d’importation. Voyez le Sénégal : le pays importe énormément de riz alors qu’il en cultive en Casamance !

Le deuxième thème, c’est celui des grands investissements pour la transition écologique. L’Afrique est le deuxième « poumon » de la planète avec la forêt du bassin du Congo. Nous ne pouvons pas laisser cette forêt se dégrader. La mobilisation internationale doit s’exercer pour financer la transition écologique en Afrique. Ce n’est pas de la charité, mais des investissements qui relèvent de la solidarité ou la solidarité environnementale.

Enfin, le troisième thème est celui de la gouvernance. Car les crises nous apprennent que nous sommes au bout du consensus des Indépendances c’est-à-dire le principe d’intangibilité des frontières issues de la colonisation.

Aujourd’hui, on voit bien que la réponse au mouvement djihadiste, c’est une reconfiguration territoriale. Cela va appeler une nouvelle vision et une nouvelle gouvernance et une façon plus endogène de construire les réponses. Nous voyons tous que les démocraties formelles s’effondrent partout.

 

Vos idées ont beaucoup de succès auprès des panafricanistes et des souverainistes. Comment les rendre opérationnelles ?

C’est une bataille culturelle. Ce n’est pas une mince affaire d’expliquer à un milliard de jeunes Africains qu’ils ont la capacité de transformer leur monde. Pour ce faire, le premier élément du succès, c’est la confiance. Il ne faut jamais oublier que ce que la colonisation a réussi de mieux, c’est d’avoir « infériorisé » l’Africain.

Au fond, le complexe qui est encore le nôtre, c’est de penser que nous ne sommes pas capables d’assumer pleinement notre souveraineté dans tous les domaines. Je me suis beaucoup évertué à expliquer sur la monnaie CFA qu’on pouvait sortir de la servitude volontaire en se remémorant qu’il y avait une histoire monétaire précoloniale.

 

L’Afrique n’est donc pas sortie de cette « servitude » ?

C’est une bataille de tous les jours. Il faut toujours avoir trois choses lorsqu’on mène une bataille culturelle de cette nature. La vision, les modalités de gouvernance et la capacité de mettre en place des systèmes de suivi et évaluation. Elles sont incontournables. Les choses se réalisent avec des processus. Elles ne sont pas statiques.

Nous voyons la forte demande d’émancipation de la jeunesse africaine. Ce qu’elle nous demande, à nous les dirigeants, c’est de préserver le bien commun, et d’avoir en tête l’intérêt général. C’est là où le bât blesse. Parce qu’on n’a pas toujours la capacité de faire la pédagogie des réformes. L’impératif est d’avoir des dirigeants qui visent l’intérêt général et le bien commun. L’autre impératif est d’avoir des dirigeants qui font la pédagogie des réformes pour expliquer à la jeunesse ce qui se passe.

C’est pourquoi, dans le livre, je parle de « panafricanisme de repli ». La contestation de l’ordre établi peut être la première phase. Il faut proposer et coconstruire avec les autres. L’Afrique n’est pas isolée. C’est dans les interdépendances – construites et assumées – qu’elle trouvera sa voie. Et non pas dans la dépendance illustrée par l’insertion primaire au sein du commerce international des économies africaines.

 

L’Afrique s’est mondialisée, intéresse les grandes puissances, mais fait face à des maux internes, comme le djihadisme, les trafics. Comment y faire face sans grands moyens ?

Deux éléments fondamentaux qui expliquent ce que vous dites. La faillite de l’État africain, notamment en Afrique de l’Ouest – dans le Sahel. Le politologue Bertrand Badie parle d’« État importé ». N’oublions pas que nos États n’ont guère plus de 75 ans ! Ils ne sont pas des produits des Nations.

Par conséquent, vous avez des États qui vont piloter des coûts de transactions énormes parce qu’en leur sein se retrouvent beaucoup de populations qui n’ont pas choisi d’être ensemble. Cela absorbe du temps, d’énergie et, face à la menace djihadiste, ces petits États-nation – même quand ils sont grands en superficie –, ne dispose qu’un espace monétaire faible.

Ils n’ont pas les moyens de faire face à ces menaces. Le triptyque État, territoire et société doit être reconfiguré. D’où la question de l’intégration régionale par les forces vives, les militaires, les civiles et les dirigeants. C’est le premier axe.

Le deuxième axe renvoie aux « trafics » dont vous parlez. L’Afrique est restée un continent de rente et de prédation. Ce que nous avons à offrir au monde, ce sont nos matières premières. Nous sommes passés d’un premier extractivisme à un néo-extractivisme ; des matières premières stratégiques ne se trouvent pratiquement qu’en Afrique. Tout le monde en a besoin pour les téléphones portables, les batteries des véhicules électriques. Comme le nickel, le lithium, le cobalt, le cuivre, le coltan, le gallium, le silicium, les terres rares…

Le reste du monde pense que l’Afrique est un bien public mondial, qu’on doit aller prendre ce dont on a besoin pour se développer ! Souvent, j’utilise cette boutade, quand je vois comment le système international néolibéral et prédateur fonctionne : j’ai l’impression qu’on serait tellement heureux si on pouvait avoir l’Afrique sans les Africains !

Cela veut dire que l’Africain est problématique. Quand il immigre, il est problématique parce qu’on n’en veut pas ailleurs qu’en Afrique. Et quand il reste en Afrique, il est problématique parce qu’on est dans un processus d’accaparement des terres. Et dans un processus d’exclusion de la vie sociale. Et, finalement, on se demande où est-ce qu’on voudrait que les Africains soient…

 

Quels sont les pays où vous voyez un espoir de transformation ?

Nous sommes dans le concret. Le hic est cette chape de plomb, qui est une sorte de contrainte licite, liée aux grandes Institutions internationales qui promeuvent le néolibéralisme. Le Fonds monétaire international applique les programmes d’ajustement structurels depuis 40 ans ! Le paradoxe, c’est que l’échec de ces programmes justifie leurs poursuites. En plus, j’observe une malhonnêteté intellectuelle qui consiste à ne pas reconnaître les deux conséquences logiques de l’application du système néolibéral.

C’est-à-dire la flexibilité des prix, qui absorbe tout le surplus collectif, et la mobilité des facteurs de production, capital-travail. Le capital fait plusieurs fois le tour de la planète par jour, mais le travail ne bouge pas. Vous avez les visas Schengen qu’il faut obtenir, les « blocus » vis-à-vis de la mobilité du travail.

Le système dans lequel nous sommes ne peut fonctionner que si on accepte la mobilité des facteurs de production. Et les pays développés refusent cette mobilité. C’est pourquoi je dis qu’il y a une malhonnêteté intellectuelle de la part de ceux qui obligent à libéraliser, à privatiser, à faire les désarmements tarifaires de nos produits. En plus, ils refusent qu’en contrepartie, les emplois dont ils nous servent, ne puissent pas être occupés par les nôtres, lesquels doivent normalement migrer. Au fond, la base de l’économie c’est que les individus sont rationnels !

 

La donne est-elle en train de changer avec les BRICS et le bouleversement géopolitiques en cours ?

Nous n’avons pas le choix. C’est-à-dire si nous n’arrivons à nous organiser sur les fondamentaux, nous périrons. Et malheureusement, ce que j’observe à l’heure actuelle, c’est que nous ne prenons pas forcément cette voie. Celle du retour aux fondamentaux africains, la voie d’une gouvernance endogène, de la promotion des biens communs et de l’intérêt général.

Nous avons encore une classe de dirigeants trop extraverti qui n’ont de légitimité que par rapport à ce que le système international leur accorde comme éléments de légitimité. Du coup, on se retrouve avec une difficulté. Les dirigeants africains vivent leurs histoires et les populations vivent leurs histoires. Mais ce n’est pas la même histoire ! Par conséquent, nous devons encourager l’émergence de jeunes dirigeants africains pour susciter un véritable changement.

 

On parle de la jeunesse africaine, mais elle semble absente des débats et des prises de décision…

Ceux qui en parlent n’ont pas les bonnes lunettes pour voir cette jeunesse africaine. Celle que nous observons dans nos pays, dans le monde rural, dans les ceintures des villes, elle est entreprenante. Elle est en train de monter, il faut l’accompagner si on veut transformer structurellement les économies et les sociétés africaines.

Notre génération est en train de partir, mais elle peut servir de courroie de transmission entre nos aînés, qui avaient essayé d’épouser le rêve des pères de l’Indépendance, et cette jeunesse dont une partie juge malheureusement que la faute est toujours chez les autres.

C’est pourquoi il faut sortir du panafricanisme de repli pour affronter les problèmes, sortir de la dictature des urgences et se rendre compte que le développement, c’est d’abord se doter d’une vision, des modalités d’exécution, avec des systèmes de suivi et évaluations du travail fait.

 

Sur quel levier faut-il s’appuyer pour pouvoir réaliser le « rêve africain » ?

Ils sont au nombre de cinq : le travail, le capital, le progrès technique, la qualité de la gouvernance et la qualité des institutions.

Selon le dernier rapport de la Banque mondiale, Business Ready, sorti en octobre, le Rwanda est le premier réformateur de l’Afrique. Le Togo occupe la première place en Afrique de l’Ouest et la cinquième place sur le continent au plan économique. En revanche, le bilan est beaucoup plus mitigé selon les critères onusiens des Objectifs de développement durable. On trouve des pays qui font beaucoup plus d’efforts.

Y figurent le succès économique mais aussi la redistribution de la richesse pour qu’on ne laisse pas trop de gens sur le bord de la route. C’est de ce point de vue que je pense qu’il y a, en ce moment, une forme d’uniformisation des enjeux au plan mondial.

À cet égard, de plus en plus le système de mondialisation néolibéral crée des exclusions. En Grande-Bretagne, nous l’avons vu avec le Brexit, aux États-Unis, nous l’avons vu sous Donald Trump I, le phénomène des pauvres Blancs, et on l’observe en Afrique.

Pendant longtemps l’État social a permis de compenser ces exclusions dans le monde riche, mais de plus en plus on voit un système de « détricotage » de l’État social au Nord. Comme l’Afrique n’a jamais connu d’État social, c’est le moment pour elle de construire des modalités qui vont lui permettre d’assumer les chocs qui affectent sa société, et d’avoir des forces de rappel…

« Quand je vois comment le système international néolibéral et prédateur fonctionne, j’ai l’impression qu’on serait tellement heureux si on pouvait avoir l’Afrique sans les Africains ! »

 

Quels chantiers faut-il prioriser pour y arriver ?

J’en propose trois : le premier chantier, c’est l’agriculture. Nous avons les terres et la jeunesse. Il n’y a aucune raison pour qu’on ne puisse pas développer l’agriculture. La productivité agricole sur des spéculations comme le coton, nous étions à une tonne de rendement en 1960. Aujourd’hui, on trouve des zones où nous sommes passés à 600 g à l’hectare. C’est inacceptable. D’autant plus que nos concurrents, comme la Chine et le Brésil, sont passés à 3 tonnes à l’hectare.

Le deuxième chantier, c’est un plan Marshal pour l’Afrique. Les investissements massifs dans le domaine des transitions, en particulier écologique.

Et le troisième chantier, c’est la mise en cohérence du triptyque État, territoire et société. Il faut que notre gouvernance soit plus inclusive et mette en son cœur la redevabilité. Expliquer aux sociétés ce qu’on fait de l’argent public, où on les mène et faire savoir aux sociétés qu’il n’y a pas d’un côté les sachants et de l’autre ceux qui doivent être les suiveurs. Nous devons coconstruire de manière symétrique les chemins de ce que j’appelle la prospérité partagée. Je dois rappeler cette citation du professeur Joseph Ki-Zerbo, que j’ai noté au début de mon ouvrage, « si nous nous couchons, nous sommes morts ».

 

Retranscription de Mamadou Bah

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