APRNEWS: Erdogan, le grand gagnant de la chute d’Assad
La prise de Damas, le 8 décembre 2024, par les rebelles du HTS (Hayat Tahrir al-Sham, organistation de libération du Levant), après une folle course de douze jours, les ayant amenés, de la poche d’Idlib contrôlée par la Turquie, à Alep, puis Hama, puis Homs, puis la capitale syrienne, est un événement, au Moyen-Orient, comparable en importance géopolitique à ce que fut la chute du mur de Berlin de 1989 en Europe.
Mondafrique reproduit une chronique du « Figaro » signée Renaud Girard, qui nous a autorisés de façon très confraternelle à reprendre son texte.
Le grand gagnant de cette affaire, ayant pris par surprise la totalité des observateurs du Proche-Orient, est le Frère musulman qui préside aux destinées de la Turquie depuis le début du XXIème siècle. Non seulement ses proxies (supplétifs étrangers) ont chassé ceux de l’Iran dans le contrôle de la Syrie voisine, mais il va pouvoir désormais s’adonner sans entraves à son sport favori : la répression des Kurdes, ce peuple bizarre, musulman mais non arabe, qui aspire à la liberté, à l’indépendance et à la laïcité.
Pour être honnête, il faut reconnaître que Recep Tayyip Erdogan a cherché sincèrement une voie diplomatique, avant de lancer la chevauchée fantastique de ses amis barbus, kalachnikov en bandoulière. A l’été 2023, le dictateur turc a tendu la main à son ancien ami Bachar al-Assad. Il l’a même invité à venir passer des vacances le long du magnifique littoral méditerranéen d’Asie mineure, comme au bon vieux temps de l’ère antérieure aux « printemps » et guerre civiles arabes.
Erdogan a proposé à Assad un pacte politique et économique qui avait l’avantage de sortir la Syrie de son isolement régional. La seule chose que le président turc avait demandée à son homologue syrien était qu’il accepte de reprendre progressivement chez lui ses réfugiés. Les quatre millions de réfugiés syriens en Turquie commençaient en effet à poser un sérieux problème de politique intérieure à Erdogan.
Bachar al-Assad, qui ne voulait pas de ces Syriens à la loyauté forcément douteuse à l’endroit du régime baasiste, s’est mis à atermoyer. Ce « brave » docteur en médecine s’est abusivement pris pour le renard politique que fut son officier de père, qui exerça en Syrie un pouvoir sans partage de 1970 à 2000, fascinant les présidents français Mitterrand et Chirac, même après qu’il eut fait assassiner, à Beyrouth en 1981, l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare.
Bachar a-t-il cru que ses soldats, qu’il payait vingt dollars par mois, allaient vraiment se faire tuer pour les beaux yeux de la dictature alaouite ? Le président syrien a-t-il imaginé que le soutien de ses alliés russe et iranien était indéfectible et éternel ? Moscou et Téhéran l’avaient pourtant, discrètement, encouragé à accepter la proposition turque.
Le faux renard de l’Euphrate avait commis la faute de ne pas accepter une autre offre généreuse, quoique secrète, celle ourdie par Ron Dermer, le ministre des Affaires stratégiques d’Israël depuis 2022. Avec le soutien tacite de la Russie, Dermer avait organisé, avec l’aide de ses amis émiratis, un soutien massif à la reconstruction du territoire syrien, à la seule condition que Bachar accepte de tourner le dos à l’Iran. Notre bon docteur ne l’a pas fait. En géopolitique, une bonne action est souvent sévèrement punie. Téhéran n’a pas hésité une seule seconde à lâcher Bachar. L’Iran, dont le proxie libanais et les défenses aériennes ont été saccagés par Tsahal, n’avait plus les moyens de continuer à investir politiquement et financièrement sur un régime aussi vermoulu et indécis que celui de la famille Assad. Dans l’axe chiite, seul Nasrallah s’est montré plus mauvais que Bachar. C’est en commettant la gigantesque erreur de bombarder la Galilée le 8 octobre 2023 que le Hezbollah a déclenché le mouvement qui allait finir par la destruction de l’axe chiite entre l’Iran et la Méditerranée.
Lors des printemps arabes de 2011, le président Erdogan, dans une forte pulsion néo-ottomane, a essayé de mettre la main sur l’Egypte, la Libye, la Tunisie, en y encourageant les Frères musulmans. Sauf en Tripolitaine, cette stratégie a lamentablement échoué. Voilà qu’il a maintenant la chance inouïe d’offrir une troisième manche à sa stratégie néo-ottomane – la deuxième ayant été le succès de ses alliés azerbaïdjanais dans leur guerre d’agression de septembre 2020 contre les Arméniens.
Au Rojava (le territoire autonome kurde au nord-est de la Syrie), les Peshmergas des Forces démocratiques syriennes (FDS), jouissent du soutien de 900 soldats américains, basés notamment près de la ville de Deir-ez Zor. Ces bérets verts sont là pour aider les Kurdes des FDS ainsi que les Syriens non islamistes de l’ALS (armée libre syrienne) à combattre l’Etat islamique. Le 8 décembre 2024, les forces aériennes américaines et israéliennes, dans une coordination parfaite, ont bombardé ce qui reste des djihadistes de l’Etat islamique dans le désert syrien. Mais Trump a déjà prévenu qu’il souhaitait désengager l’Amérique de la région.
Joulani, le nouveau patron de la Syrie, se présente comme un nationaliste, respectueux des droits des minorités. Les naïfs ont le droit de le croire. Personnellement, j’ai du mal à croire qu’un homme qui a fait des allers et retours entre Al Qaïda et l’Etat islamique soit vraiment un militant de la tolérance religieuse. Il a peut-être changé, mais pas au-delà de l’idéologie des Frères musulmans, qui est aussi celle, depuis sa jeunesse, du président turc.
Napoléon exigeait de ses généraux qu’ils aient de la chance. Incontestablement, Erdogan en a.
Chronique internationale du Figaro du mardi 10 décembre 2024)